Prendrez-vous quelques grillons sur votre taco? Pour bien des gens, voilà une idée pour le moins saugrenue, voire répugnante. Or, deux milliards d'humains consomment régulièrement des insectes. D'abord parce qu'ils trouvent ça délicieux! Serez-vous bientôt du nombre? Incursion dans le monde étonnant de la gastronomie aux insectes.

Ils veulent vous faire aimer les «bibittes»

Les insectes comestibles ont la cote. Mais lorsqu'on en parle, c'est toujours pour vanter leur valeur nutritive, leur forte teneur en protéines, leur potentiel de vaincre la faim dans le monde. Minute, papillon! Si on commençait par apprivoiser le goût des insectes, voire par surmonter la barrière psychologique qui nous empêche de les apprécier? C'est ce que proposent quelques chefs et amateurs de «bibittes» comestibles.

Pour de nombreux Québécois, la seule idée d'approcher un insecte de sa bouche donne des frissons dans le dos. Nous, Nord-Américains non mexicains, faisons partie des rares sociétés qui ne comptent pratiquement plus d'insectes dans leur alimentation. À une certaine époque, les peuples autochtones d'Amérique en mangeaient près d'une centaine d'espèces, du grillon à la fourmi en passant par plusieurs coléoptères.

Aujourd'hui, cependant, si les insectes reviennent dans notre alimentation, ce n'est pas par l'intermédiaire de la cuisine autochtone (du moins pas celle de notre pays). C'est d'abord par le truchement de l'alimentation «santé» et écoresponsable que nous découvrons grillons et ténébrions, sous forme de farines, de craquelins, de barres protéinées, de pâtes alimentaires, de poudres à smoothie, produits par diverses jeunes entreprises québécoises. Les insectes, eux, proviennent presque tous d'Entomo Farms, en Ontario, qui pourrait en produire jusqu'à 13,5 tonnes par mois dans ses trois bâtiments de 20 000 pi2.

Mais pour les plus curieux, c'est dans les restaurants mexicains que ça se passe, comme La Capital Tacos, Ta Chido, La Selva, le camion de cuisine de rue Mi Corazón ainsi que le bar Clandestino, où l'on sert des sels d'insectes pour accompagner les spiritueux à base d'agave.

Là, on trouve abondance de chapulines, ces croustillants criquets au goût végétal, souvent servis en tostadas ou dans des tacos. Et si on est chanceux (!), on peut parfois tomber sur des chicatanas, fourmis géantes du Mexique très aromatiques, qui peuvent rappeler le sarrasin. Chez Caifan, on en ajoute à la mayonnaise tartinée sur le fameux maïs grillé (elote). Il arrive aussi que les fourmis assaisonnent certaines salsas et garnitures à cocktails.

«Le dédain des insectes est à 99 % psychologique», croit fermement Eduardo Acosta Blanco, chef du Caifan, rue Beaubien Est.

«En réalité, les insectes sont très près de certains fruits de mer, et on sait à quel point les gens aiment les crevettes, le homard, le crabe!»

Appartenant à la famille des arthropodes, les insectes sont en fait si près des crustacés, dans leur composition, qu'on suggère aux personnes allergiques à certains fruits de mer de s'abstenir d'en manger.

Apprivoiser les insectes

Né ici, d'une mère québécoise et d'un père mexicain, Rafaël Martinez a beaucoup voyagé au pays de son papa. Les insectes comestibles ne lui étaient donc pas étrangers lorsque son employeur, Espace pour la vie, lui a demandé de préparer des bouchées à base d'insectes, dans le cadre d'un congrès sur l'entomophagie tenu à l'Insectarium de Montréal, en 2014. «Les dégustations étaient pleines tout le temps!», se souvient Rafaël.

En 2017, le Croque-insectes, activité qui avait connu beaucoup de succès à l'Insectarium de 1993 à 2005, est revenu, le temps d'un été. Encore une fois, l'enthousiasme y était. On a même installé une machine distributrice «entomophagique»! Il n'y a pas de doute, le musée d'histoire naturelle a été avant-gardiste en matière d'entomophagie.

Grillons, fourmis, ténébrions, termites, vers à soie, hannetons et autres punaises sont quelques-uns des insectes avec lesquels Rafaël a expérimenté. Et il expérimente toujours, puisque Espace pour la vie planifie, cet été, un parcours «entomo-gastronomique», dans trois points de restauration du Jardin botanique et de l'Insectarium. Les plus récents tests du chef: une bisque de hanneton, un entomopâté (aux vers à soie), des biscuits chocolatés à la farine de grillon. Il faudra voir laquelle de ces créations se retrouvera au menu.

Il faudra aussi voir ce que Rafaël décide de mettre à l'ardoise de son camion de cuisine de rue, Mi Corazón, cet été. Celui-ci est d'ailleurs nommé aux premiers Lauriers de la gastronomie québécoise, dans la catégorie «Food truck de l'année». Mi Corazón n'est pas un camion à bibittes, mais, fusion mexicaine oblige, on y a néanmoins servi des tacos de grillons et la fameuse poutine «Dirty Martinez», parsemée de grillons.

Souvenirs d'enfance

Lorsqu'elle est arrivée au Québec, il y a six ans, après avoir vécu pendant plusieurs années à Edmonton, Maurin Arellano Frellick ne pensait jamais voir le jour où elle servirait des insectes aux Montréalais.

La chef et propriétaire de la Centrale culinaire se rappelle les sacs d'insectes séchés qu'elle grignotait après l'école, dans sa ville natale de Mexico. «On les assaisonnait avec de la lime et du piment, puis on mangeait ça comme des chips.» Elle aimait particulièrement le gusano, ce ver qui fait des ravages dans les plants d'agaves. «Frit, ça goûte le chicharrón, la couenne de porc frite!»

S'il est vrai que la barrière psychologique est encore très solide chez les Québécois, elle sent une ouverture en matière d'insectes comestibles. Aussi intègre-t-elle maintenant de plus en plus d'insectes dans ses événements de traiteur, lorsque le contexte s'y prête. Les Montréalais ont pu goûter à ses tostadas de chapulines lors de l'événement Women with Knives, au Centre Phi, puis au musée McCord.

À la fin de mai, elle organise une «Semaine des insectes», avec soupers, événement Slow Food et autres activités. Un ami d'enfance, le chef JC Redon, sera sur place. Sa famille possède une ferme d'insectes à l'extérieur de Mexico. La semaine commencera le samedi 19 mai, avec la projection de Bugs. Ce documentaire danois réalisé en 2016 suit une petite équipe du Nordic Food Lab à la recherche des insectes les plus délicieux du monde.

Nous entrons alors dans la sphère d'une gastronomie plus élevée. Dans le règne des insectes, certaines espèces plus rares sont réservées aux grandes occasions.

Ne qualifie-t-on pas d'ailleurs les escamoles (oeufs de fourmis) de caviar mexicain et les larves d'abeilles de «foie gras des insectes»? La reine termite du Kenya est également un mets très recherché.

Le chef René Redzepi (Noma, à Copenhague) s'intéresse vivement aux larves d'abeilles, ainsi qu'aux grillons, aux fourmis et à une foule d'autres petites créatures. Sa cuisine, appuyée par les recherches du Nordic Food Lab, est sans doute la plus avancée en matière de gastronomie aux insectes.

Le restaurant Quetzal, qui doit ouvrir ses portes à Toronto très prochainement, sera l'une des rares tables «chics» au nord du Mexique à utiliser les insectes. Les chefs Julio Guajardo et Kate Chomyshyn ont passé beaucoup de temps au pays des chapulines, des escamoles et des chicatanas. Leurs tests, publiés sur Instagram, montrent l'entomophagie sous son plus beau jour. Il n'y a pas de doute, l'ouverture sur les insectes comestibles passe par un appétissant tiradito de vivaneau ponctué de points de fourmis!

Photo Hugo-Sébastien Aubert, La Presse

Rafaël Martinez, chargé de cuisine au Jardin botanique et chef propriétaire du camion Mi Corazón

Michael Bom Frost: Pas pour sauver la planète

Les grillons sauveront-ils le monde de la faim? Sans doute pas. Doit-on saupoudrer de la poudre d'insectes partout? Non plus. Personne ne propose un meilleur argumentaire pour la véritable appréciation des insectes comestibles que l'équipe du Nordic Food Lab, cofondé par le chef vedette René Redzepi. Le directeur, Michael Bom Frost, était de passage à Montréal au mois de février, pour donner une conférence dans le cadre de Montréal en lumière. Nous l'avons rencontré.

Comme pour bien des choses, les Danois ont une longueur d'avance sur le plan de la gastronomie aux insectes. Le Nordic Food Lab, organisation fondée en 2008 par Claus Meyer et René Redzepi, du restaurant Noma, a d'ailleurs consacré un superbe livre au sujet, intitulé On Eating Insects. Et contrairement à d'autres, les chercheurs scandinaves qui ont passé quelques années sur le terrain ne croient pas que les insectes vont sauver le monde.

Avant de se mettre à (sur)produire grillons, ténébrions et autres espèces à l'étude, puis d'essayer de les faire avaler au consommateur en les masquant, peut-être faudrait-il d'abord s'intéresser au goût, au contexte culturel, aux enjeux écologiques et économiques de certaines pratiques autour des insectes. Peut-être devrait-on même remettre en question le terme «entomophagie», le suffixe «-phagie» ayant presque toujours une connotation négative.

Dans le livre On Eating Insects, on apprend par exemple que la popularité grandissante de certains insectes récoltés dans la nature (comme les hémiptères aquatiques de Thaïlande et les escamoles mexicains) pourrait avoir un effet néfaste sur les écosystèmes. De plus, les populations rurales habituées à en manger ont de moins en moins accès à leurs spécialités locales, celles-ci se dirigeant désormais vers les grands centres urbains.

Et les élevages alors, puisque l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) a démontré que les insectes étaient beaucoup plus écologiques et «santé» que le poulet, le porc et le boeuf? «Je ne vois pas ça nécessairement comme une solution non plus. Il me semble qu'on a démontré, ces dernières années, que les monocultures et les modèles industriels ne sont pas la solution... Toute production industrielle doit faire beaucoup de volume pour pouvoir offrir un prix concurrentiel. Et c'est généralement là que ça dérape», estime le directeur du Nordic Food Lab.

«Pourquoi ne pas tout simplement faire de la protéine de légumineuses, si c'est de la protéine pas chère que l'on cherche?»

Les petites fermes de grillons ou de ténébrions maison sont peut-être un entre-deux intéressant... À cet égard, le projet éducatif Insecto propose nombre de pistes à ceux qui aimeraient se lancer dans l'élevage à petite échelle.

Cela dit, Michael Bom Frost croit aux insectes. Il croit qu'on doit en manger parce qu'on en aime le goût.

«Au Nordic Food Lab, on les utilise pour leurs qualités inhérentes, comme agents de goût.»

Il donne l'exemple du gin Anty, élaboré en collaboration avec la Cambridge Distillery, en Angleterre. L'acide formique qu'il contient rappelle l'effet de certains agrumes. Rappelons que c'est en distillant des fourmis rousses écrasées que John Ray a découvert l'acide formique, en 1671.

Bref, utiliser les insectes lorsque ça a du sens, dans des contextes et des recettes où ils ont véritablement leur place. Voilà le conseil de Michael Bom Frost, qui ne saurait tolérer de voir une autre sauterelle sur un cupcake!

Photo Martin Chamberland, La Presse

Michael Bom Frost, directeur du Nordic Food Lab

Tacos de falafels aux grillons

Une recette de Rafaël Martinez, chargé de cuisine au Jardin botanique et chef propriétaire du camion Mi Corazón

Rafaël Martinez nous a présenté ces délectables falafels dans une tortilla de maïs, garnis à la manière d'un taco, avec des ingrédients qui mariaient cuisines moyen-orientale et mexicaine: houmous, sauce à l'ail, chou, radis, jalapenos, oignons marinés, coriandre. Libre à vous d'en faire autant, d'opter pour le classique pita ou de servir les boulettes sur une salade, un riz, une purée de betteraves, alouette!

Ingrédients

- 500 g de pois chiches secs trempés dans l'eau pendant 24 heures

- 15 g d'ail

- 1/2 botte de coriandre

- 1/2 botte de persil

- 7 g de cumin moulu

- 5 g de paprika moulu

- 2 g de coriandre moulue

- 3 g de cannelle moulue

- 25 g de poudre à pâte

- 250 g d'oignon haché

- 20 g de sel

- 150 g de poudre de grillons

- 70 g de farine de riz

- Quelques grillons ou chapulines entiers, au goût

Préparation

1. Bien égoutter les pois chiches.

2. Mettre tous les ingrédients dans un robot culinaire et hacher menu, jusqu'à ce que le mélange soit homogène.

3. Façonner de petites boulettes d'environ 2,5 cm (1 po) de diamètre.

4. Frire les boulettes dans une huile à 190 °C (375 °F) pendant 3 minutes.

5. Servir en taco, en sandwich ou en plat.

Photo Hugo-Sébastien Aubert, La Presse

Où trouver des insectes comestibles?

Voici quelques adresses où vous procurer des insectes à savourer.

Épiceries Loco

Ici, on trouve à peu près tout ce qui se fait au Québec comme produits à base d'insectes: poudres, barres, pâtes et insectes entiers assaisonnés. On peut d'ailleurs aller sur les sites des différentes petites entreprises pour trouver d'autres points de vente.

https://www.epicerieloco.ca/

https://www.lamexicoiseinc.com/contact

https://tottemnutrition.co/

Provigo et épiceries de Loblaw

Depuis environ un mois, la poudre de grillons Choix du président a fait son entrée dans les supermarchés qui tiennent la marque. Parfait pour faire des falafels.

Directement à la «ferme»

Entomo Farms, en Ontario, plus grande ferme d'insectes dans l'est du Canada, certifiée biologique, vend ses produits directement sur son site web.

http://entomofarms.com/

Gourmet sauvage

En collaboration avec l'entomologiste Étienne Normandin, les coureurs des bois nous (ré)apprennent à apprécier les insectes, ces mal-aimés de la nature, dans le cadre d'un atelier en nature en juillet prochain.

https://gourmetsauvage.ca/entomophagie-en-nature/

Photo Hugo-Sébastien Aubert, La Presse

Plusieurs commerces proposent des produits alimentaires à base d'insectes, des insectes entiers ou encore des ateliers pour en apprendre davantage sur l'entomo-gastronomie. Bon appétit!