Boudé par les chefs et les régimes pendant des années, le beurre fait un retour en force dans nos assiettes et les restaurants. Pourtant, la production artisanale de beurre demeure rare au Québec.

Plus complexe qu'il n'y paraît

Il ne faut pas se fier au simple feuilletage des croissants préparés par Charles Létang, à la boulangerie Du pain c'est tout, pour les juger. On pourrait deviner qu'ils sont bons sans se douter qu'ils sont faits de manière exceptionnelle: avec du beurre artisanal québécois.

Charles Létang n'a que quelques minutes de route à faire pour aller chercher son beurre à la Fromagerie Port-Joli, à Saint-Jean-Port-Joli, où Robert Tremblay le prépare à toutes petites doses - une quarantaine de kilos tous les 8 à 10 jours. Un beurre bien jaune, de culture, vendu à quelques habitués du coin. Et à Charles Létang. «La plupart des boulangers utilisent du beurre importé [il est souvent jugé plus facile à travailler pour les viennoiseries], mais pour moi, il est plus important de choisir une matière première locale», confie le jeune boulanger, président de l'Association des boulangers artisans du Québec (ABAQ).

«Quand on parle de l'importance de valoriser le terroir québécois, cela doit se refléter partout.»

Mais Charles Létang a de la chance. Car les beurreries artisanales sont rares au Québec: l'effervescence observée dans l'univers des fromages fins au Québec depuis la fin des années 80 n'a pas eu d'écho dans celui de la beurrerie artisanale. La beurrerie du Patrimoine à Compton - qui était l'une des rares, voire la dernière des maisons à se consacrer à l'or jaune - a fermé ses portes en 2015. Outre la Fromagerie Port-Joli, on recense parmi les petits producteurs la Fromagerie P'tit Plaisir, à Saint-Gérard-de-Weedon, La Laiterie de La Baie, au Saguenay, ou encore La Moutonnière, qui en produit avec du lait de brebis à Sainte-Hélène-de-Chester. La laiterie Chagnon, à Waterloo, est l'une des rares à produire du beurre de culture - dans lequel on ajoute des ferments lactiques avant de le baratter - à plus grande échelle, et avec un taux de gras supérieur à la moyenne canadienne, autour de 84 % (contre 80 %). La Fromagerie L'Ancêtre se distingue avec ses produits certifiés biologiques. Le reste est essentiellement produit de manière industrielle, à grande échelle.

Dans ces conditions, quand un client se pointe dans une épicerie fine à la recherche d'un beurre de qualité supérieure, on l'aiguille souvent vers des produits importés de Normandie ou de la région de Poitou-Charentes, qui jouissent d'une appellation d'origine contrôlée.

«Ce n'est pas dans nos habitudes, au Québec, de chercher des beurres de terroir, quitte à payer plus cher. On a plutôt cherché à aller vers des produits standardisés», explique le fromager Yannick Achim.

Et puis, faire du beurre n'est pas aussi simple qu'il y paraît, car cela prend de la matière grasse, beaucoup de matière grasse, et les producteurs gagnent davantage à l'utiliser pour faire du fromage, afin de compenser la chute des prix pour les résidus de l'écrémage, observée au cours des dernières années. «Avec le fromage, le producteur peut obtenir une valeur ajoutée que le consommateur n'est pas prêt à payer pour le beurre», dit Daniel-Mercier Gouin, professeur d'agroéconomie à l'Université Laval. On paiera 60 $/kg pour un Louis d'Or, par exemple, mais 60 $/kg pour du beurre? C'est moins sûr.

Précieux beurre

On sent toutefois un vent de changement depuis quelques années, alors que le beurre fait un retour dans nos assiettes, porté par des études scientifiques concluant qu'il n'est peut-être pas un ennemi aussi redoutable pour le coeur qu'on le pensait. La consommation canadienne était, en 2016 (dernières données disponibles), à son plus haut niveau en 12 ans avec 3,21 kg par personne contre 2,77 kg en 2015, rapporte Statistique Canada.

«Les gens achètent du beurre de spécialité à l'année, maintenant, pas seulement dans la période de Noël», fait valoir Yannick Achim. Même si le beurre d'Isigny, à la découpe, s'affiche jusqu'à 62 $ le kilo.

«Il y a un intérêt mondial pour le beurre en ce moment, mais il est encore peu exploité au Québec», souligne Nathan Kaiser, président de la laiterie Chagnon depuis son rachat l'an dernier, qui compte bien développer cette filière et promouvoir son beurre de culture.

Le trio derrière La Pinte, à Ayer's Cliff, une étiquette réputée pour ses laits de vache Jersey vendus dans des contenants de verre, envisage sérieusement d'ajouter un beurre à sa carte de produits dans les prochains mois. Il reste à savoir s'il sera de type baratté ou de culture, destiné plutôt aux boulangers ou aux particuliers. Il pourrait alors, comme les autres produits de La Pinte, être préparé avec le lait de vache Jersey, plus gras et goûteux.

«Mais il faudrait aussi songer à produire du beurre avec des cultures propres à notre terroir, qui ne viennent pas de souches importées de France, pour avoir un produit encore plus typé», note Yannick Achim. Et, pourquoi pas, en produire aussi avec du lait de vache canadienne, la seule race patrimoniale du Québec.

Consommation annuelle moyenne de beurre par personne

Canada: 3,2 kg

France: 8,2 kg

États-Unis: 2,6 kg

Mexique: 1,0 kg

Japon: 0,6 kg

Source: Centre canadien d'information laitière

Types de beurres

Beurre baraté

Le beurre baratté est obtenu par le brassage de crème pasteurisée qui permet de séparer le petit lait des particules de matières grasses, qui s'agglomèrent entre elles pour former le beurre. À l'origine, les barattes avaient le plus souvent la forme d'un tonneau, en bois, au centre desquelles une batteur permettait de battre la crème. Elles ont été remplacées dans les industries par des butyrateur, une machine qui fonctionne en continu et permet de former le beurre en quelques secondes à peine. Tous les beurres sont barattés.

Beurre de culture

Le beurre de culture est fait de crème fraîche à laquelle on ajoute une culture bactérienne - comme pour le yogourt ou le fromage -, qu'on laisse agir avant de baratter le beurre. Cette étape lui confère des arômes lactiques plus prononcés, qui peuvent être associés à ceux de fromages frais.

Une question de goût

Tous les beurres ne s'équivalent pas. C'est la conclusion de la dizaine de journalistes de La Presse qui se sont soumis à un test de goût à l'aveugle de beurres salés québécois, canadiens et français. Voici les résultats.

Beurre Sélection de Metro - 3,99 $ pour 454 g (8,79 $/kg)

Note: 2,64/5

Légèrement plus pâle que les autres, ce beurre présente une texture très lisse et un goût peu prononcé. «Classique», ont jugé plusieurs goûteurs; «insipide», ont toutefois tranché d'autres.

Beurre baratté salé d'Isigny - 15,50 $ pour 250 g (62 $/kg)

Note: 3,79/5

Le plus cher des beurres est aussi le préféré du jury. On a aimé sa teinte bien jaune, son goût de crème et de lait frais, même s'il a été jugé très salé.

Beurre baratté de style européen salé, Churn84 - 6,99 $ pour 250 g (27,96 $/kg)

Note: 2,85/5

Produit en Ontario par la crèmerie Stirling, son nom fait référence au pourcentage de matière grasse qu'il contient - 84 % - légèrement (+/- 2 %) supérieur à ceux vendus généralement au Canada. Il a été jugé assez peu goûteux et de texture moins souple.

Beurre de culture salé de la Haute-Yamaska, Chagnon - 7,75 $ pour 225 g (34,44 $/kg)

Note: 2,29/5

Plusieurs goûteurs ont détecté des arômes de fromage dans ce beurre de culture, fabriqué à Waterloo. «C'est trop prononcé», a-t-on remarqué.

Beurre de culture de la fromagerie artisanale Port-Joli - 6$ pour 454g (13,21$/kg)

Note: 3,21/5

Le beurre le plus artisanal du lot s'est bien démarqué: des testeurs y ont décelé des notes rappelant le camembert, ce qui lui a valu une bonne cote en dépit de sa texture moins soyeuse.

Beurre salé certifié biologique, Fromagerie L'Ancêtre - 6,99 $ pour 250 g (27,96 $/kg)

Note: 2,57/5

Prévenus qu'un beurre générique, produit par une chaîne de supermarchés, se cachait dans les échantillons, plusieurs ont pointé du doigt, à tort, celui de la Fromagerie L'Ancêtre, qualifié d'«industriel» à quelques reprises et de trop salé.

Photo André Pichette, La Presse

Une dizaine de journalistes de La Presse se sont soumis à un test de goût à l'aveugle de beurres salés québécois, canadiens et français.

Cinq questions sur le beurre

Pourquoi la France a-t-elle manqué de beurre l'automne dernier?

Même les experts en ont été surpris: la France a fait face, l'automne dernier, à une pénurie de beurre. Une première depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. «Je n'y ai pas cru quand on m'en a d'abord parlé», confie Daniel-Mercier Gouin, professeur en agroéconomie à l'Université Laval. Plusieurs raisons l'expliquent, note-t-il, dont une baisse de la production européenne à la suite de la déréglementation du marché européen qui a fait reculer les prix, jumelée avec une hausse de la consommation mondiale récente. Des médias français ont aussi pointé un effet d'entraînement: les consommateurs, voyant les étals dégarnis, ont fait des réserves et augmenté la demande.

Les Québécois doivent-ils craindre pareille situation?

Non, tranche Daniel-Mercier Gouin, car le système de gestion de l'offre en vigueur au Canada permet d'ajuster la production à la demande. En 2015, la croissance de la consommation a fait baisser les réserves canadiennes et motivé une hausse des importations. Les quotas accordés aux producteurs laitiers ont été revus à la hausse de 12 % depuis 3 ans pour ajuster la production locale en conséquence.

Le prix du beurre est-il régi?

Le prix du beurre n'est pas fixé comme il l'est pour le lait de consommation par l'État. Son prix peut grimper au-delà de 60 $ le kilo pour des beurres d'appellation d'origine contrôlée importés de France et descendre à 6 $ le kilo pour les marques commerciales canadiennes les plus populaires, particulièrement avant Noël, quand la consommation augmente et que les supermarchés en font un produit d'appel.

Combien de beurre importe-t-on?

Le Canada a importé pour 112 millions de dollars de beurre en 2017, soit 14 000 tonnes environ, alors qu'il en a produit près de 100 000 tonnes. Ce beurre provient essentiellement de la Nouvelle-Zélande, suivie de loin des États-Unis, mais il ne représente que 0,02 % de la valeur totale des importations du pays. Les boulangers artisans, entre autres, travaillent souvent avec du beurre français ou néo-zélandais, qui a la réputation d'être plus facile à utiliser pour les viennoiseries.

Et le Canada exporte-t-il du beurre?

Le Canada exporte peu de beurre: seulement pour 523 000 $ en 2017, ce qui représente à peine 0,0001 % des exportations totales du pays. L'Alberta et l'Ontario se disputent la part du lion, alors que le Québec n'a expédié que 9000 $ de beurre à l'étranger.

Photo André Pichette, La Presse

Le prix du beurre n'est pas fixé comme il l'est pour le lait de consommation par l'État. Son prix peut grimper au-delà de 60 $ le kilo pour des beurres d'appellation d'origine contrôlée importés de France et descendre à 6 $ le kilo pour les marques commerciales canadiennes les plus populaires.