La laitue iceberg n'a pas toujours eu très bonne presse. Mais la revoilà sur les tables des grands chefs. Et dans des incarnations parfois surprenantes.

C'est l'un des rares légumes qu'on glisse dans le panier à l'abri des regards, pour ne pas dire avec une petite gêne. C'est tellement plus chic de passer à la caisse une chicorée, un paquet de roquette, de mâche ou de mesclun. Recevoir avec une iceberg, cette laitue qui manque terriblement de personnalité et n'a guère plus de saveur que ce qui la compose à 95% - de l'eau -, vous n'y pensez pas?

Non.

Votre grand-mère, à l'inverse, n'aurait rien envisagé d'autre, vivant à une époque où manger une salade se résumait essentiellement à... manger une laitue iceberg.

C'était les années 40, les marchandises pouvaient mettre jusqu'à 21 jours pour passer des champs à l'assiette, une éternité pour une laitue en feuilles susceptible de faner au moindre coup de vent. Seule l'iceberg mise au point par des chercheurs américains (dont la W Atlee Burpee&Co, à Philadelphie, à la fin du XIXe siècle) pouvait résister au voyage en train d'un bout à l'autre des États-Unis ou du Canada, stockée sur d'épaisses piles de glace concassée (d'où son nom, selon plusieurs versions). Sa création jumelée avec l'expansion des réseaux de chemin de fer a donc provoqué une véritable révolution dans l'assiette: on pouvait désormais manger de la salade toute l'année.

Du coup, il y a 60 ans, la quasi-totalité des laitues cultivées aux États-Unis était pommée (source: The New Salad Crop Revolution, d'E. J. Ryder). Ses producteurs, les lettuce people, étaient si prospères en Californie que l'auteur américain John Steinbeck les a décrits comme la «nouvelle génération de nouveaux riches», dans un article publié en 1952, et il s'en inspirera pour écrire son best-seller À l'est d'Eden.

Au Québec, Michel Lambert, historien de la cuisine québécoise et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, rappelle que la laitue iceberg est arrivée avec les supermarchés Dominion, dont elle était le premier légume importé des États-Unis. «Avant ça, c'était absolument impossible de manger une laitue en hiver», dit-il, hormis dans les familles où l'on mettait en conserve des feuilles de pissenlit, retenues en petits paquets avec des cordelettes de coton, pour préparer le bouilli à l'automne et certains plats à Noël. Le produit comblait donc un grand vide. Son succès en fut d'autant plus grand.

«Chaque famille avait sa petite recette», dit Michel Lambert. Pour Noël, on la servait émincée et nappée d'un filet de crème pour accompagner la tourtière à la viande. En tout temps, elle s'accommodait de ce qu'on avait sous la main: des rondelles de radis, des petits pois, de l'oignon vert et, plus tard, les tomates, le mélange gagnant en originalité et en variété avec la hausse des importations.

C'est aussi à cette époque que la Cobb Salad - inventée en 1937 à Hollywood - connaît du succès. Judicieux étalage de poitrine de poulet, avocat, bacon et tomates, nappé généreusement d'une sauce à base de mayonnaise, elle «garde tout son croustillant, même si elle est préparée... la veille», dit-on pour séduire les cuisinières. Son succès s'étend jusqu'en Asie, qui exploite aussi son potentiel en version cuite: on trouve encore régulièrement l'iceberg, sur les menus des restaurants coréens ou japonais, notamment, sautée avec du miso, dans les soupes et les salades, par exemple.

Salade kitsch

L'étoile de l'iceberg s'est mise à pâlir dans les années 70 avec la découverte par les consommateurs nord-américains de nouveaux types de laitue. Au Québec, remarque Michel Lambert, l'immigration française a eu une lourde influence. «Ils nous ont dit que la salade, ça ne devait jamais être coupée au couteau et nous ont fait connaître la chicorée scarole et la Boston préparées avec la vinaigrette à la dernière minute.»

L'amélioration des réseaux de distribution et la mise en marché de laitues variées, prêtes à l'emploi, n'a pas aidé: la laitue iceberg n'est plus la seule accessible toute l'année, on trouve maintenant de la mâche, de la Boston, de la roquette, de l'Abitibi à Sept-Îles, 365 jours par année.

Du coup, aujourd'hui, même si elle accapare près de la moitié des cultures de laitue au Québec - 2840 hectares en 2011 -, sa récolte est essentiellement destinée aux chaînes de restauration rapide, confirme Jennifer Gagné, chargée de projet au Centre québécois de l'horticulture. Que serait un club sandwich sans sa feuille d'iceberg?

Mais voilà que, depuis quelque temps, les restaurants-minute ne sont plus les seuls à s'y intéresser. La propriétaire de la fruiterie du marché Jean-Talon Chez Nino, qui approvisionne son lot de bons restaurants de Montréal, l'a remarqué: les chefs lui en demandent plus souvent. «Il y a une tendance, des restaurants qui n'en prenaient pas en prennent maintenant régulièrement», dit Patricia Masbourian.

Ceci explique peut-être aussi en partie cela: la firme Andrew Freeman&Co a inscrit dans son dernier rapport sur les tendances culinaires le retour de la salade Cobb pour 2014 (faite avec de l'iceberg). Le critique culinaire du San Francisco Chronicle remarquait d'ailleurs l'an dernier le retour de la laitue pommée sur les menus, et les réputés Saveur, New York Times et Washington Post y sont tous allés de leur plaidoyer au cours des dernières années... «Les jeunes chefs la redécouvrent, émincée un peu comme le chou, pour donner un côté vert et croquant», dit Michel Lambert.

«J'aime bien l'idée de travailler un produit bon marché, mais qui a un rapport avec notre culture», dit Luc Vaillancourt, chef de l'Antidote Foodlab, une nouvelle - très bonne - table de Sherbrooke qui se distingue par sa cuisine renouvelant des classiques réconfortants. Il prône l'utilisation d'ingrédients moins chers, mais travaillés avec plus de soins.

Bref, l'iceberg, il la traite comme une reine quand il en fait une salade, servie en tranches épaisses avec une vinaigrette crémeuse, du fromage Bleu d'Élizabeth, des croûtons de pain pumpernickel et du «bacon» de magret de canard, ce qui crée un mélange de saveurs salées-sucrées et de textures croquantes et crémeuses d'une très belle complexité.

Luc Vaillancourt a trouvé un contre-emploi à cette rare laitue à tolérer (un peu) la chaleur: panée et servie en entrée avec un poisson fumé. «C'est mon coup de coeur, dit-il. La cuisson fait ressortir les saveurs de la laitue, qui n'en a pas tellement, crue.» Et ça fait drôlement chic dans l'assiette.

Encore gêné de servir de l'iceberg au menu? Vous ne devriez pas...