Les trésors gourmands du fleuve Saint-Laurent ne se retrouvent pas que dans ses eaux agitées. Sur ses rives paisibles, là où certains ne voient que mauvaises herbes, d'autres savent déceler fines herbes et algues délicates. Rencontre avec une coureuse des grèves des temps modernes qui fait le bonheur des restaurateurs: avec elle, le persil n'est plus seulement «plat» ou «frisé», lointains emprunts à la cuisine méditerranéenne, mais aussi en version «de mer», ancrée au plus profond du terroir québécois.

Ce n'est pas tellement à cause de sa beauté naturelle émouvante, de ses yeux acier et de ses longs cheveux dorés que Claudie Gagné est si populaire dans la région de Kamouraska.

Si son nom revient dans tant de conversations qu'elle semble connue du moindre de ses résidants, c'est parce qu'elle s'immisce si souvent indirectement dans leur cuisine: c'est elle qui fournit les herbes de Kim - le chef du Côté Est - celles de monsieur Lauzier - le poissonnier de la rue Morel - et celles des Jardins du Bedeau, le si joli magasin général du centre du village. Des herbes qui n'ont rien d'illégal, mais dont on attend toujours la prochaine livraison avec une certaine fébrilité. Des herbes dont on n'aurait pourtant jamais pensé se nourrir il y a quelques années à peine, ne voyant en elles que de bien mauvaises graines poussant sauvagement sur les rives du Saint-Laurent.

Pour Claudie, le déclic s'est fait un été d'adolescence qui a vu débarquer chez elle un ami de la famille, François Brouillard, le coureur des bois derrière l'étiquette Jardins sauvages. Cet été-là, il l'a initiée au monde étonnant des végétaux plus goûteux que jolis. Son vocabulaire s'est enrichi de noms inusités: salicorne, plantain, épinards de mer. Cet été-là, elle a trouvé sa voie.

Depuis, donc, Claudie passe la belle saison à parcourir les rives du fleuve Saint-Laurent, de grands sacs de toile blanche à la main pour y déposer son butin cueilli feuille par feuille. On y trouvera beaucoup, ces jours-ci, d'un «persil de mer», lointain cousin du plat et du frisé empruntés à la tradition gastronomique de la Méditerranée, qui n'ont toutefois que bien peu de points en commun, hormis l'odeur.

D'une cinquantaine de centimètres en moyenne, ce persil de mer au goût légèrement salé et corsé, rappelant le clou de girofle (il engourdit d'ailleurs un peu le bout de la langue quand il est consommé en bonnes quantités) est plutôt un habitué du climat boréal de l'Amérique du Nord et du nord de l'Europe. Il pousse en bordure des eaux salines ou saumâtres, de préférence sur les rochers et les falaises, mais aussi sur le sable et le gravier ou la vase. Méconnu du public aujourd'hui, il fut pourtant déjà si populaire dans les îles d'Écosse qu'on lui a accolé le nom de «livèche écossaise». Jacques Cartier en nota la présence en Amérique du Nord dès ses premiers voyages: les Autochtones et les marins en consommaient pour prévenir le scorbut.

Cru, cuit ou séché

Redécouvert aujourd'hui, le persil de mer laisse rarement les chefs insensibles: Claudie Gagné livre ses verdures dans une cinquantaine de restaurants de la province, dont le Toqué! de Normand Laprise. Plus accessible: le chef du bistro Côté Est, à Kamouraska, l'incorpore dans la gremolata de ses osso buco et en prépare un délicieux burger à la pintade. «Je l'aime parce que son goût est beaucoup plus relevé que le persil régulier et qu'il a une texture plus intéressante, plus robuste», dit-il.

La plante est aussi celle qui parachève l'équilibre si réussi des «grelots des battures», les saucissons-vedettes du charcutier québécois Fou du cochon. «Nous en faisons un pesto maison, que nous pouvons congeler ensuite pour tenir tout l'hiver, explique la présidente Nathalie Joannette. Mais nous attendons toujours avec impatience la première récolte de l'été pour refaire nos provisions.»

Très vite, Claudie a aussi compris qu'il valait mieux faire des provisions et transformer ses herbes éphémères. Elle les fait sécher pour en préparer des mélanges d'épices ou de sels aromatisés, vendus dans des épiceries fines de toute la province, une activité qui lui permet de fournir du travail à six personnes cet été: «Je n'arriverais pas à tenir toute l'année en vendant des sacs d'herbes à 2 ou 3$", dit-elle en plantant sa fourchette dans une copieuse assiette d'herbes marines.

Mais à la voir aller, bohème, on devine vite que ce n'est pas tellement pour son compte en banque qu'elle s'active. «On se "crisse" trop souvent aujourd'hui de ce qu'on mange, s'indigne-t-elle en élevant légèrement la voix, le rouge lui montant aux joues. Mais au moins, quand on met du persil de mer dans notre salade ou notre omelette, on devient tout de suite plus conscient de ce qu'il y a dans notre assiette, on s'en préoccupe davantage.»

«C'est probablement ce qu'il y a de plus beau avec mon métier: je peux changer la perception que les gens ont du fleuve Saint-Laurent et les éveiller au fait qu'il s'agit aussi d'un merveilleux garde-manger.» La prochaine fois que vous irez en vacances aux abords du fleuve Saint-Laurent, garez votre voiture le long de la route. Descendez-en, marchez vers les battures, penchez-vous au ras des pâquerettes, humez les odeurs, admirez les couleurs. N'est-ce pas, en effet, le plus beau des garde-manger?

En cuisine

Le persil de mer est un petit robuste qui ne craint pas les températures assez fraîches. Il se récolte du mois de juin jusqu'aux premières neiges d'octobre. Ses premières feuilles de l'été et celles de la deuxième récolte d'août sont les plus tendres et les plus agréables à manger crues: on les hachera finement dans un taboulé (elles s'y prêtent d'autant bien qu'elles restent fermes plus longtemps que celles du persil plat après avoir été touillées avec une vinaigrette), un ceviche ou dans une omelette.

Les feuilles plus matures peuvent être utilisées pour les préparations traditionnelles d'herbes salées du Bas-Saint-Laurent, les plats mijotés, les sauces à spaghetti ou les papillotes de poissons, avec lesquels, cela va de soi, elles se marient très bien.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE