Quelque 160 commerçants, des stands ouverts toute l'année, des milliers de clients qui prennent d'assaut les allées le week-end: le marché Jean-Talon est une vaste fourmilière où le repos n'est jamais au programme. À preuve, même au coeur de la nuit, le marché ne dort pas. Il se met en scène.

Il fut un temps où le marché Jean-Talon n'était ouvert que trois jours par semaine. Le voilà qui fonctionne maintenant 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Envie d'une banane la nuit? Vos désirs seront exaucés dans le plus grand marché d'alimentation d'Amérique du Nord.

«Besoin d'autre chose?» Il est à peine passé 3 h du matin, la nuit est fraîche, presque froide, mais Ghani Shatar sert son client échevelé avec le même sourire, la même patience, le même entrain auxquels on s'attend en plein jour. Peut-être même davantage. «La nuit, les gens sont différents, dit-il. Moins stressés, ils prennent le temps de choisir et de parler un peu.» En semaine, il a ses habitués: des travailleurs de nuit et des chauffeurs de taxi qui viennent faire le plein de victuailles avant de rentrer à la maison. Les week-ends, il a droit aux fêtards qui, à la sortie des bars, n'ont pas envie de se mettre une poutine sous la dent.

«Certaines nuits de juillet sont encore plus actives que le jour en septembre», confirme Sylvain Trottier, propriétaire de l'un des deux stands ouverts sans interruption du printemps à l'automne.

Vers 1 h, c'est le boulanger Daniel Jobin - alias Joe La Croûte - qui débarque à vélo, enfile son pantalon pied-de-poule et son petit chapeau blanc, plonge les mains dans les pâtes qu'il a préparées la veille et allume son four. Un air de jazz en toile de fond, beaucoup de farine par terre et une douce odeur de levain.

De sa large vitrine, on aperçoit de la lumière chez le commerçant voisin, Première Moisson. David Drolet, un colosse au teint de lait (la faute à la farine? au manque de soleil?), est là depuis 22 h et façonne miches et bâtards. Vers 1 h 30, un deuxième boulanger le rejoint. Au sous-sol, une cuisinière aux cheveux gris hache le chou et prépare la soupe du jour, les joues rougies par la chaleur d'un bouillon frémissant, pendant qu'une jeune et pétillante pâtissière fourre des éclairs et glace des mille-feuilles en enfilant les blagues, les rires et les sourires. Ça sent le chocolat. On ne s'endort pas.

À 4 h, le marché a perdu ce qui lui restait encore de tranquillité. C'est l'heure du bal des camions et des chariots électriques, qui filent livrer les caisses de légumes et de fruits arrivés directement des champs des environs de Montréal ou, très souvent, du marché Central, près de l'échangeur L'Acadie. Le producteur Réal Tremblay, comme chaque matin depuis qu'il a pris la relève de son père, il y a 25 ans, s'est levé à 1 h à Saint-Édouard-de-Napierville pour remplir son camion de brocolis, de maïs sucré, de fèves et de tomates italiennes. Il décharge les lourdes caisses avec soin afin que sa femme, Lucie, n'ait pas à les déplacer quand elle arrivera, à 6 h, pour garnir les étals. Lui sera déjà reparti travailler dans ses champs avec son frère. Ils ne se croiseront à la maison qu'en début de soirée.

À certains moments, c'est à peine si on s'entend parler tellement le bruit est soutenu. C'est un peu le fouillis, beaucoup la course, l'heure de pointe, quoi. Dès que la première ronde de livraisons est terminée, vers 6 h tout au plus, les vendeurs prennent le relais et regarnissent les étalages en servant les clients qui se font déjà plus nombreux. Ouvrir les boîtes, sortir les fruits un par un, mettre de côté les moins jolis, placer les plus mûrs sur le dessus, trier les invendus de la veille: même les plus anciens mettent près de trois heures à donner fière allure à leur stand, et bien plus encore le samedi.

«On ne veut pas de salade flétrie, tout doit être beau, appétissant», explique Patricia Masbourian, qui s'étonne encore de voir comment le marché a changé depuis qu'elle a emménagé avec ses parents, au début des années 70, dans un petit appartement de la rue Mozart surplombant l'allée des boucheries. Oui, les allées faisaient un formidable terrain de jeux pour son petit frère Patrick. Mais «adolescente, j'étais gênée de dire que ma cour, c'était le marché. Pour moi, c'était sale, ça puait, je n'aimais pas ça», raconte-t-elle. C'était l'époque où on vendait encore des poules, des canards et des lapins vivants, où il y avait une patinoire extérieure l'hiver, une bibliothèque dans l'actuelle boulangerie Première Moisson.

Mais elle a vite succombé aux charmes du marché, si bien qu'après une première carrière en informatique, puis comme traiteur (elle s'approvisionnait alors exclusivement au marché!), elle est devenue vendeuse chez Nino, avant de racheter l'institution l'été dernier, quand Nino Marcone et sa femme, Line Lafontaine, ont décidé d'accrocher leur tablier.

«Le marché est plus beau maintenant qu'il ne l'a jamais été: tu peux faire ton épicerie de A à Z ici, sans jamais avoir besoin d'aller au supermarché. Il est aussi plus esthétique, plus moderne... peut-être même un peu trop, en fait, observe-t-elle en balayant une mèche rebelle. Il a un petit côté folklorique. Les gens viennent le week-end en famille, ils mangent une bouchée, mais ils ne font pas vraiment leurs achats ici. La popularité du marché n'a pas nécessairement apporté plus d'eau au moulin.»

Et elle n'est pas toute seule à le penser. «Les gens passent leur dimanche ici, mais ils vont dans les grandes surfaces, chez Walmart, pour faire l'épicerie», regrette Michel Bono, de Chez Michel, marchand de plantes, de fruits et de légumes du Québec depuis bientôt un demi-siècle. Il affirme que le volume d'acheteurs a baissé de 60% en 20 ans.

«Je m'ennuie du temps où les gens venaient avec leur brouette qu'ils remplissaient de tomates», raconte Rita Boivin, qui tient un stand de revente depuis... 1958! Ses mains froissées racontent une vie de dur labeur, mais son sourire franc n'est pas fatigué. «Tu veux autre chose, belle enfant?», demande-t-elle à une cliente. Puis, elle confie: «La passion de servir les gens ne m'a jamais quittée. Je voudrais mourir ici.»

Quand midi arrive, les allées sont pleines de clients et, même si le ventre crie famine, on se contente de manger sur le pouce un repas souvent à moitié froid. L'activité retombe un peu en après-midi, mais à peine. Dès la fin de la journée, il faut commencer à faire l'inventaire. Dans les stands des maraîchers, on appelle à la ferme pour guider les récoltes à faire et s'assurer que, cette nuit encore, le camion viendra avec le bon chargement, sans excès ni carences. Les fruits un peu abîmés sont mis de côté, dans des paniers à solder. Ceux qui le sont davantage sont mis au bord de la rue avec les montagnes de déchets. Triste réalité, une femme en haillons y cherche des provisions qu'elle n'aura sans doute nulle part où cuisiner.

Lorsque l'heure de fermeture de la plupart des stands approche, vers 17 h 30 le mardi, 19 h 30 le jeudi et le vendredi, on commence à rentrer les légumes les plus fragiles dans les immenses réfrigérateurs installés à même le marché, derrière les stands des allées centrales, ou dans l'arrière-boutique des commerçants permanents. Les produits plus résistants sont recouverts d'un simple drap de coton. On nettoie les allées, les étals, on s'arrête pour vendre un énième panier de pommes. Et parce qu'il y a parfois des vols - une caisse enregistreuse ici, une balance là ou, plus exceptionnellement, une quarantaine de boîtes de tomates -, la plupart installent désormais grilles et cadenas avant de partir.

Du coup, plus d'une heure après la fermeture officielle, le marché est tout sauf désert. Ghani Shatar retrouvera bientôt son stand pour la nuit. Daniel Jobin reviendra préparer ses pâtes à pain.La roue tourne.

On est à peine partis qu'il faut déjà revenir. «Ce qu'on pourrait faire pour améliorer le marché Jean-Talon? demande Lino Birri, qui travaille ici avec son frère depuis 50 ans. Peut-être le fermer une journée par semaine pour que tout le monde ait le temps de souffler un peu.»