Les Québécois ont le choix à l'épicerie entre du beurre sans sel, demi-sel, salé ou... fait à la main. Oui. Il se fait encore du beurre artisanal dans nos campagnes, pressé à la main, moulé un pot à la fois. Nous avons visité l'une des rares fabriques de beurre du genre, à Compton.

Il faut se lever tôt pour assister à la fabrication de beurre à la ferme de Diane et Jean-Noël Groleau, à Compton, l'une des seules, sinon la seule, beurrerie artisanale active au pays. On n'y fait le beurre qu'une fois par semaine, le lundi, à 6 h tapant. On commence tôt parce qu'on ne sait jamais à quelle heure on finira. Le beurre, c'est du beurre, et c'est parfois bien capricieux.

Tout commence donc le lundi matin avec le lait de la dernière traite des 60 vaches de la ferme familiale des Cantons-de-l'Est. Quatre-vingt-dix litres de crème épaisse - à 45%! - pasteurisée sont versés délicatement à la chaudière dans une petite baratte à beurre en acier inoxydable qui fera tourner, encore et encore, le liquide à grande vitesse avec un doux ronronnement, tout le temps qu'il faudra pour que les molécules de gras se séparent du liquide et se lient pour former une masse solide. «Des fois, ça prend une demi-heure, mais des fois... quatre heures!», dit Diane Groleau. Tout dépend de la pression atmosphérique, du temps qu'il fait dehors, de la température initiale de la crème... Ce matin-là, il pleut et il fait froid. Il faudra patienter deux heures et demie avant d'entendre le «clac, clac, clac» caractéristique des boules de gras frappant contre les parois de la baratte, signe que le beurre commence enfin à prendre forme et à se séparer du babeurre, ce «petit lait» presque transparent, sans gras, mais riche en calcium.

Il faut être attentif. Si on attend trop, la crème se métamorphosera en bouillie informe. Au contraire, quand la baratte s'immobilise, la masse jaune dorée est fine et soyeuse, une jolie pâte à modeler pour enfants. Le beurre sera rincé deux fois à grande eau pour en enlever toute trace de petit lait qui pourrait le faire rancir prématurément. Certaines usines traitent de nouveau ce liquide pour en retirer les derniers nutriments, utilisés pour la fabrication des boissons ou des barres hyper protéinées pour sportifs.

Au lieu de cela, Diane Groleau retrousse les manches de son sarrau blanc et se nettoie une millionième fois les mains avant de les plonger dans le fond de la baratte pour en ressortir une grosse motte de beurre. Elle compressera à la main la quarantaine de kilos produits pour s'assurer qu'il n'y reste plus aucune trace de liquide. Le tiers sera salé, le tiers, à demi salé et le reste laissé intact. Puis, c'est encore à la main qu'elle remplira les petits pots de plastique au logo de sa ferme, lissant soigneusement le dessus du bout du doigt. «Regarde comme j'ai le tour!», dit-elle en posant un pot sur la balance qui confirme, au gramme près, qu'elle y a mis la bonne quantité.

Au goût? Le résultat est assez semblable à celui produit dans les grandes usines de transformation laitière, dira d'abord Mme Groleau, avant de se raviser. «Mon beurre n'est pas aseptisé comme les autres par une série de pompages et de passages dans des machines», dit-elle. À Compton, le lait n'est pompé qu'une fois de la vache pour aller directement dans le pasteurisateur. Ensuite, les manipulations se font toutes à la main.

À contre-courant

Diane Groleau n'est pas peu fière de ses petits pots. Il faut dire qu'elle a bien faire rire d'elle, il y a 10 ans, quand elle a évoqué l'idée de relancer une beurrerie, à une époque où les consommateurs font plutôt la chasse au gras, surtout d'origine animale, et découvrent les vertus de l'huile d'olive. «Tout le monde me disait que j'étais folle!» Son flair d'administratrice lui dit plutôt que le marché des fromages fins au Québec commence à saturer et que le beurre, un produit bon marché et d'usage courant, risque moins d'être retranché des paniers d'épicerie en cas de ralentissement économique.

Pari gagné. «Je ne fournis plus à la demande», dit-elle. Toutes les pâtisseries qui souhaiteraient utiliser ses produits se font donner la même réponse: «Non. Je n'ai pas assez de volume», explique-t-elle. Ses produits, biologiques, se sont taillé une très bonne place sur les rayons des épiceries d'aliments naturels (dont la chaîne Rachelle-Béry), et la beurrerie a déjà agrandi trois fois ses locaux et prévoit doubler de superficie d'ici deux ou trois ans. Les ventes de yogourt et du fromage cottage qu'elle avait commencé à fabriquer par simple nécessité, pour utiliser ses grandes quantités de lait écrémé, ne cessent aussi de croître, et les produits remportent les honneurs (le fromage cottage a été retenu parmi les finalistes du Grand Prix des fromages canadiens en 2011). Mais surtout, en faisant revivre le patrimoine historique de Compton, qui a déjà compté trois beurreries au début du XIXe siècle, Diane et son mari en assurent aussi un peu l'avenir. La ferme sera maintenant assez prospère pour permettre à deux des enfants d'y faire leur vie, tel qu'ils le souhaitaient.