Certains crus millésimés du puerh n'arrivent  à maturité qu'au bout  de 20, voire 30 ans  de vieillissement. Leurs arômes de terre humide, de fumée, de champignons et d'épices sont le résultat d'un terroir, d'un processus de fermentation et de conditions de garde. Bref, si le puerh est un thé, il ressemble aussi beaucoup au vin. Eloi Deit, musicien, brasseur et oenophile, se passionne pour ce thé sans pareil.

Eloi Deit est un être curieux et polyvalent. Si la musique est sa passion première  il a joué et joue toujours de la basse et de la guitare pour plusieurs groupes (Jérémi Mourand et The Hot Seat) , c'est loin d'être la seule. Le rockeur épicurien brasse la bière de la taverne du Cheval blanc depuis 10 ans, avec le succès que l'on sait. Avec un pote, il a récemment mis sur pied une petite agence d'importation de vins.

Mais c'est l'Eloi barjo de thé puerh que nous avons d'abord rencontré l'automne dernier, à La Qv, petit «caviste» de la rue Beaubien. On lui avait demandé de faire une dégustation informelle de différentes «galettes» rapportées de ses pérégrinations en Chine.

Le Montréalais a fait son premier voyage en Asie en 2003, à titre de musicien, avec l'artiste multidisciplinaire Jerry Snell. C'était dans le cadre d'une coproduction avec une troupe de danse de Pékin. Une fois le contrat terminé, le bassiste-brasseur en a profité pour prendre des vacances dans le Yunnan, berceau du puerh.

Ce n'est toutefois pas lors de ce séjour que le déclic a eu lieu. Certes, il n'a pu manquer les milliers de théiers à grandes feuilles, sauvages ou de plantation, qui garnissent les fameuses montagnes du Xishuangbanna, dans le sud du Yunnan. Mais, entre autres parce que le vieux puerh est l'une des rares variétés de thés qui sont peu vendues directement dans leur région de culture, Eloi a plutôt été initié lors d'un séjour à Taipei, en 2007.

Là, il a rencontré Monsieur Wu, presque enseveli sous ses galettes de puerh, dans la petite boutique qu'il tient avec sa femme. «Nous ne parlions pas la même langue, mais j'ai passé trois heures dans la boutique à boire toutes sortes de puerh avec Monsieur Wu, raconte Eloi. Je suis sorti de là complètement buzzé. Au cours des jours qui ont suivi, j'ai amené chez Monsieur Wu à peu près tous les membres québécois de la production de cirque à laquelle je participais à ce moment-là.»

De fil en aiguille, après moult échanges de courriels, messieurs Deit et Wu ont commencé à faire des affaires ensemble. Une quinzaine de kilos à la fois, Eloi importait des galettes. Il organisait des dégustations pour ses amis, puis les amis de ses amis. Le bouche-à-oreille s'est fait et le brasseur est devenu «passeur». Il a vendu des centaines de galettes à ses amis et connaissances, puis aussi sur eBay. Bien qu'il possède encore toute une collection de thés, dont certains datent des années 80 et 90, Eloi a ralenti ses activités dans le domaine du puerh et ne vend plus qu'à des amis proches.

Du reste, le puerh vieillit plutôt mal dans notre climat. C'est pourquoi la maison de thé Camellia Sinensis s'est récemment dotée d'une cave de vieillissement dans son entrepôt.

Sinon, la matière première du puerh, appellée maocha (les feuilles desséchées dans de grands woks chauffés au feu de bois, puis roulées), est en grande partie exportée à Hong Kong, Taipei ou Singapour pour être pressée ou non, puis vieillie dans des entrepôts pendant plusieurs années. La raison est simple: il faut un environnement humide pour que la maturation du puerh se fasse dans les règles de l'art.

À Hong Kong, par exemple, les conditions sont idéales. Il fait très humide au printemps (90%) et à l'été (75-85%) et un peu plus sec le reste du temps (55-65%), ce qui permet à l'eau absorbée au printemps et à l'été de s'évaporer tranquillement. Et le cycle recommence pendant plusieurs années.

Histoire fascinante

L'histoire du puerh (nommé d'après une ville du Yunnan) remonterait à la dynastie des Tang (de 618 à 907). À cette époque, le thé était davantage utilisé comme un aromate dans les bouillons de soupe, apprend-on dans le livre Thé  histoire, terroirs,saveurs publié en 2009 par la maison de thé Camellia Sinensis.

Au départ, le maocha était compacté en briques ou en galettes pour faciliter le transport sur la route des thés, qui menait jusqu'au Tibet et en Mongolie. Même à l'époque des Tang, on croyait aux nombreuses vertus de cette boisson parfois appelée «mange graisse». On dit que les Tibétains en buvaient pour compenser une faible consommation de légumes. Les minéraux et autres nutriments du puerh complétaient leur alimentation.

Il faut savoir que le puerh est une famille de thé en soi, comme le vert, le blanc, le noir, le wulong, etc. Il existe aujourd'hui deux grandes catégories de thé puerh, le cru (Sheng) et le «cuit» ou à fermentation accélérée (Shou). Les Chinois considèrent que le thé cru prend 20-30 ans avant d'avoir atteint une certaine maturité. Dans les années 70, devant une demande accrue, les marchands de thé ont élaboré une méthode de fermentation accélérée, qui permettait d'avoir un produit prêt à boire en 45 à 65 jours. Les thés Shou ont longtemps été considérés comme inférieurs aux thés crus, parce que plus industriels et élaborés à partir de théiers de plantation et de feuilles de moins bonne qualité. Mais ils sont aujourd'hui appréciés pour les arômes de sous-bois et les notes parfois animales qui les caractérisent et les rendent différents des Sheng. Les Shou ne gagnent pas à vieillir longtemps, mais ne se détériorent pas rapidement non plus.

La longue histoire du puerh est fascinante, quoique souvent un peu tarabiscotée. «Les marchands de thé chinois sont forts sur le folklore», affirme Eloi Deit. En raison de l'instabilité sociale et politique de la Chine, la plupart des documents officiels relatant l'origine et l'histoire de ce thé ont été perdus. Lorsqu'un marchand affirme qu'il exploite une vieille plantation oubliée dont les arbres sont millénaires, sur la fameuse montagne Yi Wu, il faut donc prendre ça avec un grain de sel. «Centenaires, à n'en point douter. Mais si ces arbres étaient millénaires, il y aurait un garde armé devant!»

Parallèlement à l'explosion de la demande, la contrefaçon s'est développée. Il faut dire que le marché du puerh est devenu assez sauvage après la libéralisation, au début des années 90. La bulle spéculative a éclaté en 2007 et le marché s'est stabilisé. Il reste que de nos jours, certains thés des années 80 et 90 peuvent valoir entre 3000 et 5000$ la galette de 357 grammes. Jasmin Desharnais, spécialiste du puerh chez Camellia Sinensis, raconte qu'il a bu un Tong Xin de 1934 qui valait 21000$ la galette. «C'était une expérience vraiment spéciale, se rappelle-t-il. Nous avons eu un fou rire incontrôlable. Les Chinois disent que c'est parce que les vieux puerh ont un chi très profond. Mais ça reste, somme toute, un très mauvais rapport qualité-prix!»

Jusqu'au début des années 90, la production du puerh était réservée exclusivement à quelques grandes sociétés d'État. Les petites entreprises familiales privées avaient dû fermer leurs portes dans les années 50. Aujourd'hui, le puerh est produit autant par les anciennes grandes sociétés nationales comme Menghai et la CNNP (China National Native Produce&Animal Byproducts Import&Export Company) que par de petits artisans.

Le Yunnan n'a pas non plus l'exclusivité du puerh. D'autres régions comme le Guangxi, l'Anhui, le Guangdong, le nord du Viêtnam, la Birmanie, la Thaïlande et le Laos en produisent de plus en plus. Ils sont souvent moins chers parce que les Chinois n'en veulent pas.

Bref, de nos jours, il faut se lever de bonne heure pour devenir un connaisseur de cette boisson très complexe et recherchée qu'est le thé puerh! Un bon endroit où commencer ses recherches demeure bien sûr Camellia Sinensis, autant à Montréal qu'à Québec. Jasmin Desharnais travaille à la succursale qui a pignon sur rue à Québec.