Savez-vous ce que fait le chef Normand Laprise fait ce weekend? Il sera au Mad Food Camp.

Mad?

Oui, «Mad», un mot qui veut dire «fou» en anglais, mais aussi «nourriture» en danois. Organisé par un homme rempli d'une belle folie créative, René Redzepi, chef du célèbre et très avant-gardiste Noma à Copenhague, la manifestation rassemble toutes sortes de fous de cuisine, en commençant par les chefs les plus créatifs de la planète. «Je suis sûr que ça va être formidable, a raconté Laprise avant de partir. On s'en va parler de légumes.»

Le symposium, qui réunit principalement cuisiniers et producteurs, tourne en effet autour d'un sujet crucial aux yeux de Redzepi et de plus en plus de grands créateurs gastronomiques: les plantes en général et les légumes en particulier.

Choux, fleurs, champignons et autres rabioles seront au coeur des discussions. Pas étonnant, ils n'ont jamais autant eu la cote. Même Sotheby's s'apprête à tenir un encan de légumes ancestraux. Et vous a-t-on dit que dans le nouveau super marché de Mario Battali à New York, le Eataly, il y a maintenant une «bouchère» de légumes?

«Une protéine, ce n'est pas Dieu. Ni la guitare principale dans un groupe rock! lançait le chef du Noma en entrevue il y a quelques mois. Avec la viande, le spectre de saveurs est assez étroit. Avec les légumes, il est gigantesque!»

De plus, note Redzepi, «c'est fou ce que l'élevage de la viande est en train de faire à la planète». Il est temps, dit-il «qu'on s'intéresse plus aux plantes».

Noma, grand leader mondial, n'est pas du tout végétarien, mais Redzepi s'y éclate en faisant jouer les seconds violons aux côtes, steaks et autres filets, pour mettre bien en avant ce qui pousse en terre. On commence d'ailleurs le repas avec de la mousse frite. Et à son menu, les quelques plats de boeuf musqué ou d'agneau côtoient toutes sortes de soupes à l'oignon élégamment déconstruites, de poireaux mi-frits, de crudités dans un pot de fleur et de risotto de sarrasin...

Le plaisir que Redzepi prend à peaufiner la préparation de crucifères et de cucurbitacées n'est pas unique. Partout, de Barcelone à San Francisco, en passant par Paris et New York, le légume est à la une dans les restaurants les plus cotés. Et la tendance commence à arriver ici, comme le montrait récemment un élégant plat de tagliatelle de navet, rubans végétaux aux champignons du chef Marc-André Jetté, dégusté aux 400 Coups.

Et ce qui s'en vient, si l'on se fie à ce que l'on voit chez les avant-gardistes, est surprenant.

Chez elBulli, avant que le restaurant de Ferran Adria ne ferme, le chef travaillait sur un «caviar» végétal fait de coeurs de noix de pin tendres. Chez Coi, à San Francisco, on lance le repas avec une spectaculaire rose de betterave imbibée d'eau de rose salée. Chez le chef Alain Passard, à Paris, grand maître du légume, on nous parle de «transparence de navet», tandis que son compatriote Inaki Aizpitarte demeure celui qui a remis le radis sur la carte. Redzepi, lui, affirmait récemment sur Twitter que le nouveau caviar était fait de pollen d'asperges.

«L'avenir est dans les fruits et les légumes, a déclaré au journaliste Anderson Cooper le grand chef hispano-américain José Andrès. Ils sont tellement plus sexy!»

Selon le chef du Bazaar à Los Angeles et du Minibar, à Washington, il suffit de comparer du blanc de poulet à un ananas ou une asperge pour comprendre que côté saveurs, les fruits et les légumes ont une richesse que la viande, «surestimée» dit-il, égale rarement.

Redécouvrir la cour  et le potager

Les plantes et les légumes en train d'être découverts ou redécouverts sont nombreux, variés, parfois rares, parfois communs.

Par exemple, comme le chef danois s'est donné comme mandat de ne cuisiner qu'avec des produits régionaux, cela l'oblige à chercher les aliments d'exception et les saveurs inédites dans sa cour. Il les déniche notamment parmi les plantes sauvages  aux noms intraduisibles  que des cueilleurs spécialisés vont chercher dans les sous-bois. «De l'oseille sauvage devient alors bien plus exotique que du basilic méditerranéen», commente Redzepi.

Au restaurant Relae, fondé par un ancien de Noma, Christian Puglisi, on cherche à offrir une cuisine créative à prix raisonnables. Les légumes permettent d'éviter les écueils des ingrédients de luxe. Ainsi on revisite des classiques: poireau, oignon, brocoli

À San Francisco, la présence d'une vaste population végétarienne oblige constamment les chefs à penser végétal. Mais comment ne pas vouloir, de toute façon, mettre en valeur l'abondance des récoltes de cette partie du monde au climat privilégié, demande en substance le chef Daniel Patterson, qui propose des plats à l'huile de cendres de fenouil, de la purée d'herbe de blé, de la soupe de pois aux pétales de capucines et une assiette combinant morilles, pommes de terre et mousse de pop-corn...

Dans ce contexte, l'approche pro-légumes de longue date du restaurant Arpèges, un triple étoilé Michelin parisien qui s'est doté de trois fermes maraîchères pour l'approvisionner, n'a jamais semblé aussi actuelle.

L'esprit du moment est d'élever le légume à de nouveaux niveaux. De transformer des végétaux jadis méprisés en aliments nobles.

«J'adore prendre un ingrédient commun et changer totalement la perception que l'on en a», explique Patterson. Une betterave. Une carotte. «Il faut beaucoup plus de savoir et de créativité pour en faire quelque chose d'exceptionnel.»

Faire braiser une épaule de porc pour la rendre succulente est une tâche facile. Convaincre des convives de lancer des «oh» et des «ah» en mangeant du chou frisé en est une autre...

Plus écolo que la viande

La tendance pro-légume n'est pas un rejet total de la viande. Souvent, les recettes comprennent des ingrédients de source animale: lardons fumés, bouillons, effilochés ou lard en carpaccio Tous ces éléments deviennent cependant secondaires. Ils sont en contrepoint. C'est la viande et ses dérivés qui mettent en valeur les légumes. La chair animale n'est pas rejetée, mais utilisée avec parcimonie.

Et le choix légumes est écolo dans la mesure où l'on cherche à diminuer la quantité de viande consommée et gaspillée. Mais on est loin du végétalisme idéologique.

Les chefs rappellent constamment que c'est la variété des saveurs et, surtout, l'amplitude de l'espace à explorer qui les inspirent.

Pensons au chef suédois Magnus Nilsson qui cuisine les lichens, à Redzepi qui veut laisser traîner des pommes de terre pour qu'elles dégénèrent, germent et produisent sur leurs radicules de minuscules billes de pommes de terre de la taille de myrtilles. Ou encore à Adria, qui fait des ravioles de pétales et fleurs et s'amuse avec les stades de maturité des végétaux pour transformer les lieux communs. Dans ses assiettes, les amandes sont transparentes, les noix de Grenoble sont presque crémeuses Chez Tickets, son nouveau restaurant de Barcelone, un des plats les plus fins est une présentation toute simple d'endives minuscules. Et l'un de ses plus réussis: une salade de menthe, d'oranges et  d'olives vertes.