Les frères Morin ont racheté le presbytère de Sainte-Élizabeth-de-Warwick en 2005 pour y fabriquer des fromages. Quelques années plus tard, les voilà bardés de prix. Histoire d'un succès agricole, gastronomique et patrimonial.

Le temps semble s'arrêter lorsqu'on emprunte le vieux chemin de gravier menant à Sainte-Élizabeth-de-Warwick. Tout est si calme. Silencieux. Immobile. Des champs labourés par les mêmes familles de fermiers depuis des générations s'étendent à perte de vue et seul le clocher d'une vieille église découpe l'horizon. Un panneau amoché annonce simplement le village de 400 âmes où l'étranger débarque convaincu que la vie, ici, n'a pas changé d'un poil depuis 50 voire 100 ans. Erreur.

Au contraire, les choses vont très vite depuis que les frères Morin ont racheté le vieux presbytère de Sainte-Élizabeth-de-Warwick. En cinq ans et des broutilles, ils ont transformé l'immeuble abandonné en fromagerie produisant le «meilleur fromage au Canada», le Louis d'Or, et quatre autres variétés saluées le Bleu d'Élizabeth (meilleur bleu canadien en 2011, Caseus d'Or en 2010), le brie Laliberté (Caseus du public en 2011), le brie Paysan et le Champayeur. On répète le presbytère était encore à l'abandon en 2005!

«On a eu un peu de chance et du goût», dit simplement Jean Morin en souriant.

La chance, c'est d'abord celle d'avoir pu mettre la main sur ce fameux presbytère situé juste en face de la ferme familiale occupée par des Morin depuis quatre générations. Jean, 52 ans, se rappelle encore du temps ou il venait, gamin, porter les gâteaux préparés par sa mère au curé Jean n'enfilera jamais la soutane pour autant, lui préférant de loin le sarrau blanc, mais il trouvera avec son frère Dominic le moyen de rendre le presbytère plus animé que jamais. Ils lui ont redonné son charme d'antan dans la partie occupée par la boutique et les bureaux. Puis une image résolument moderne, blanche et aseptisée, dans la partie où sont produits les fromages, de manière à répondre aux normes d'hygiène gouvernementales les plus strictes. Aujourd'hui, une dizaine d'employés y travaillent à l'année. Les fidèles et les clients de passage vont et viennent tous les jours.

«C'était l'endroit idéal pour nous», dit Jean Morin. La bâtisse est si proche de la ferme que le lait fraîchement tiré n'a même pas le temps de refroidir entre l'étable et les grandes cuves d'acier où il sera transformé, sans être pasteurisé, en Louis d'Or et en Bleu d'Élizabeth, deux variétés au lait cru.

Quant au goût c'est d'abord celui de leur lait bio, tiré des vaches traitées aux petits oignons, envoyées paître dans les champs l'été et nourries exclusivement de foin sec, de grain et d'un peu de tourteau de lin biologique l'hiver. Puis, celui du palais de Jean, tombé si follement en amour avec les fromages du Jura au gré d'un voyage en France dans les années 90 qu'il a décidé, coûte que coûte, de s'en inspirer pour créer le Louis d'Or, son chouchou personnel et celui des critiques. Pour ce faire, il a dû privilégier les mélanges de levains actifs  importés de France  et travailler des meules énormes, uniques au Québec, de 40kg vieillies de 9 à 12 mois, voire deux ans pour en développer tous les arômes de pain grillé et de noisette. «C'est un peu plus casse-gueule, mais tellement plus satisfaisant», dit-il en croquant un morceau avec gourmandise.

Détermination

Un troisième facteur explique la réussite des frères Morin la détermination. La crise de la listériose venait tout juste d'éclater quand ils se sont lancés dans la production de fromage. L'industrie traversait l'une de ses pires périodes. Les consommateurs étaient échaudés. Les autorités sanitaires étaient sur les dents. Les contrôles étant renforcés, des inspecteurs insistaient pour que les Morin délaissent le lait cru, utilisé pour la fabrication du Louis d'Or et du Bleu d'Élizabeth. «On était traités comme des terroristes de l'alimentation!» se souvient Dominic.

Mais ils ont la tête dure, les frères Morin. Comme lorsqu'ils ont décidé de faire du bio avant l'heure, dans les années 80. Certains voisins se sont plaints de la présence de mauvaise herbe dans leurs champs, mais les Morin s'en sont tenus à leur décision.

«On voulait aller au bout de notre vocation de nourrir les gens. Partir du sol au blé, puis au lait et au fromage. La boucle se boucle. C'est notre vision de l'éthique du commerce de connaître et respecter la qualité de la production à toutes les étapes de la chaîne alimentaire», dit Jean Morin. Son frère acquiesce. «C'est aussi un beau défi professionnel». Et patrimonial puisque le rachat du presbytère et le développement de leur fromagerie a redonné un nouveau souffle au village endormi.

Adieu retraite!

Les récompenses aidant sûrement, la production de fromage a doublé depuis l'an dernier et les frères atteindront bientôt leur objectif de transformer tout le lait produit par leur troupeau de 85 vaches de races Holstein et Jersey. Il arrive même qu'on en manque, les vendredis, le jour du fromage en grains produit à la demande générale des villageois.

Les frères gardent les pieds sur terre «On ne veut pas grandir trop, l'objectif n'est pas d'en faire beaucoup plus, mais mieux, dit Dominic. Maintenant qu'on a eu des premiers prix, on ne peut amener un deuxième prix sur les tablettes. Il faut de la constance.»

Les Québécois ont le palais de plus en plus fin, ce qui a du bon, mais aussi ses désavantages. «Ils sont très exigeants et pas nécessairement fidèles», complète Jean. La concurrence est féroce et elle ne vient pas seulement de l'Europe et du Québec, mais aussi de plus en plus des États-Unis et de l'Ontario.

Dans ces conditions, pas question de penser à la retraite. Dominic, 48 ans, continue de s'occuper surtout de la ferme, pendant que Jean veille au grain dans la fromagerie. «On vient de se redonner du travail pour 25 ans», dit l'aîné.

Enfin, jusqu'à ce que la relève soit prête. Car la quatrième génération de Morin installée à Sainte-Élizabeth ne sera pas la dernière. Les trois fils aînés de Jean ont déjà manifesté leur désir de reprendre la ferme. Les succès de la fromagerie n'y sont certainement pas étrangers. Et c'est sûrement l'une des plus grandes fiertés du tandem en cette époque où les fermes familiales se font de plus en plus rares.

De nouveaux fromages

Pas question de s'asseoir sur ses lauriers on fomente déjà de nouveaux fromages à Sainte-Élizabeth-de-Warwick.

Un tout premier fromage fait de 50% de lait de vache et de lait de brebis devrait arriver sur les étagères pour Noël  pour une poignée de clients puisqu'à peine six meules seront prêtes  et plus largement au printemps prochain. Il a été baptisé temporairement le Jean-Marie pour des raisons évidentes il est le fruit du mélange de la recette préférée de Jean (le Louis d'Or, à base de lait de vache) et de celle de Marie-Chantal Houde (le Zacharie Cloutier, au lait de brebis) et serait l'un des premiers, sinon le premier fromage au monde constitué de lait cru mi-brebis mi-vache à pâte cuite. La production régulière en grosses meules de 40kg, similaires à celles du Louis d'Or, a débuté fin juin.

Suivra ensuite un fromage de type raclette, qui sera créé spécialement pour célébrer le 125e anniversaire de la fondation de Sainte-Élizabeth-de-Warwick et l'organisation d'une raclette géante dans le village. La fromagerie produit déjà deux fromages au lait cru, le Louis d'Or et le bleu d'Élizabeth, trois au lait pasteurisé deux bries (le Paysan et le Laliberté) et le Champayeur. Les vendredis d'été, on ajoute à cette liste un classique fromage en grains, préparé à la demande générale des villageois.

Une fromagerie peut en cacher  une autre

Décidément, il se produit de bien bons fromages à Sainte-Élizabeth-de-Warwick, et pas seulement ceux des frères Morin. Depuis quelques mois, le presbytère héberge aussi la production de la jeune fromagerie Nouvelle-France, lauréat cette année du prix du meilleur fromage au Québec (le Caseus d'Or) pour le Zacharie Cloutier au lait cru de brebis.

«C'est une manière de redonner le coup de pouce qu'on a eu», explique Jean Morin, en référence à la période entre l'achat du presbytère et son aménagement, pendant laquelle ils devaient transformer leur lait dans les locaux d'une autre fromagerie, et ne pouvaient qu'en terminer l'affinage au presbytère.

Marie-Chantal Houde, 30 ans, y vient six jours sur sept veiller à la fabrication et au bon vieillissement de ses meules fabriquées avec le lait du troupeau de brebis qu'elle possède avec son frère, à Racine, dans les Cantons-de-l'Est. Elle profite des installations et des connaissances de Jean Morin. Mais, visiblement, l'inverse est aussi vrai. La jeune femme est conseillère fromagère depuis cinq ans et l'une des rares au Canada à avoir suivi une formation intensive d'un an, en France.

«Ce n'est pas un métier facile, remarque-t-elle. Le travail est dur, les journées sont longues et c'est un univers assez masculin qui peut être difficile d'approche pour les femmes. Mais c'est aussi un métier d'épicurien. On aime bien manger, bien boire, bien profiter de la vie.» Une fromagère à suivre.