Apprendre à reconnaître les «bons» champignons des «poisons», identifier (et apprêter) les herbes aborigènes, récolter des baies sauvages, développer des permacultures au fin fond des bois, récolter les algues et sels du Pacifique... Le «food foraging» (ou la cueillette de produits des bois ou de la mer) gagne de nombreux adeptes dans l'île de Vancouver, où le climat permet de «cueillir son souper» en toutes saisons.

Île de Vancouver - C'est un mardi soir tranquille à Sooke, tout au sud de l'île de Vancouver. Nous sommes au restaurant Marcus, l'une des très bonnes tables de cette petite localité dont la gastronomie n'a rien à envier à sa voisine, Victoria. Marcus Wieland, proprio, se fait tirer les vers du nez pour révéler ses meilleurs endroits pour la cueillette des champignons rares. Zach, jeune cuisinier et fils de pêcheur, raconte que la mer est de moins en moins généreuse en poissons, depuis quelques années. «Il m'arrive de plus en plus souvent de rentrer bredouille.»

Mais si la mer se vide, la terre a encore beaucoup de trésors à offrir.

Photo: Sinclair Philip, collaboration spéciale

«L'île de Vancouver a un climat tempéré, qui est modéré par l'océan Pacifique et le courant japonais. En raison des divers types de milieux humides - lacs, étangs, marais, rivières, criques et estuaires - et d'une grande variété d'habitats marins, nous avons une grande diversité végétale, avec plusieurs plantes comestibles et champignons présents un peu partout dans l'île», explique Nancy Turner, ethnobiologiste à l'Université de Victoria.

Dans l'île de Vancouver, manger local (et même cueillir soi-même ses aliments) fait de plus en plus d'adeptes, poursuit-elle. «Je pense que cette tendance va continuer à croître, compte tenu du souci de réduire notre empreinte écologique, des questions de sécurité en matière d'alimentation et d'une volonté de valoriser la biodiversité et les plantes indigènes.»

L'un des pionniers de cette tendance a été le Sooke Harbour House, resto et auberge de 28 chambres, fondée au début des années 80 par le couple Sinclair et Frédérique Philip. Dans cet établissement classé en 2002 par le magazine Travel " Leisure au sixième rang des meilleurs petits hôtels de la planète, tout ce qui est servi est cultivé, élevé, pêché ou cueilli localement, à l'exception des olives, du chocolat et des citrons.

Photo: Sinclair Philip, collaboration spéciale

«Sinclar et Frédérique Philip ont été des personnes-clés dans la renaissance de l'agriculture locale et la remise en valeur des champignons et plantes sauvages», évoque l'ethnobiologiste Nancy Turner.

Lors de notre passage à Sooke, Frédérique Philip, accueillante dame d'origine française née à Grenoble, nous a invités à découvrir les jardins du Sooke Harbour House, où foisonnent une grande variété de fleurs comestibles, herbes et légumes adaptés au microclimat de l'île de Vancouver. «À partir de notre jardin, nous offrons une cuisine locale qui suit les saisons. Mais nous sommes dépendants des fermiers des environs, parce qu'il est impossible de tout faire pousser sur deux âcres.»

Engagée socialement d'abord et épicurienne ensuite, la patronne du Sooke Harbour House se désole du fait que la consommation locale soit encore marginale dans les pays occidentaux. «Partout dans le monde, nous ne rémunérons pas décemment les fermiers. Pire: on construit des maisons sur les terres agricoles. Notre société est très dysfonctionnelle. L'agriculture industrielle est très nocive!»

Photo: Sinclair Philip, collaboration spéciale

Les chefs du Sooke Harbour House composent donc les menus - différents chaque soir - avec les sels de mer, les légumes, les fleurs, les viandes et aussi les algues recueillies dans le Pacifique, qui est juste là, au bout de la route. Puis, il y a bien entendu les champignons, dada du patron, Sinclair Philip, qui les cueille dans les forêts du sud de l'île de Vancouver.

Gastronomie du bout du monde

À l'extrême ouest de l'île de Vancouver, dans la région de Tofino, les restaurateurs sont aussi friands des récoltes des cueilleurs des bois et agriculteurs locaux.

«Ici, nous sommes au bout de la route. C'est pourquoi il va de soi de cuisiner avec des produits locaux. D'un côté il y a l'océan, qui nous offre de magnifiques poissons frais toute l'année. De l'autre, il y a la forêt. Si je veux des chanterelles, je n'ai qu'à passer un coup de fil à un cueilleur local pour en avoir à l'heure du souper», explique Nicholas Nutting, chef de The Pointe, réputée table de l'hôtel Wickaninnish de Tofino, rencontré sur place.

Le premier plat au menu du chef Nutting est une salade de verdure provenant de la Medecine Farms, d'Ucluelet, petite localité à une trentaine de kilomètres au sud de Tofino. Pour trouver cette permaculture installée sur une terre défrichée de la forêt pluviale, il faut emprunter une route de terre tout en côtes et en sillons.

Enfin arrivé à la Medecine Farm, on remarque d'abord une vieille roulotte d'où pendent quelques combinaisons de surf et où sont appuyées deux ou trois planches. Une demi-douzaine de woofers très granos - des bénévoles qui travaillent sur la terre - partagent cet espace de vie avec un couple de chiens et quelques poules, et des rangs de verdure bien portants composent un paysage singulier. Ils cuisinent et font la vaisselle dans une vaste et fonctionnelle cuisine en plein air.

Le «patron» de la ferme, Douglas Brooker, est un végétarien convaincu qui a démarré sa petite entreprise d'agriculture bio au début des années 2000. Dans une vie antérieure, Doug brassait de grosses affaires à Toronto. «J'étais riche, j'étais jeune, mais à un moment donné, j'ai voulu changer de vie et faire de la musique.»

«Je suis tombé sur ce lot qui appartenait à un ancien bûcheron, qui a certainement contribué à la dévastation des forêts de la planète. Mais il aimait mon projet et m'a laissé utiliser sa terre en échange de paniers de légumes. Les premières années, je vivais dans une petite roulotte toute pourrie et sans chauffage», relate l'agriculteur de 44 ans, qui s'est depuis construit une rustique cabane juste assez grande pour abriter un lit, une chaise et quelques bouquins.

«La façon de jardiner ici est très différente de celle de l'est du pays. Nous pouvons faire pousser des plants toute l'année, avec une culture d'hiver différente de celle de l'été.»

À la mi-octobre, sur la Medecine Farm, de beaux plants de kale, des radis japonais, des feuilles de moutarde et une panoplie de légumes-racines foisonnaient. Assez pour assurer la frugale survie de Doug, qui remarque des anomalies comme l'apparition d'une asperge en plein automne. «C'est bizarre, non? Mais à vrai dire, je ne fais plus très attention aux changements climatiques: depuis plusieurs années, j'ai cessé de lire les journaux et de regarder la télé.»

Doug Brooker qui cultive ses végétaux sans pesticide et abreuve ses jardins avec de l'eau de pluie, dit dépasser les normes du bio. Des foodies de partout se rendent jusqu'à Tofino pour manger le potage que le chef Nicholas Nutting cuisine avec les topinambours de la Medicine Farm.

«Les jeunes chefs de l'île de Vancouver sont de plus en plus intéressés à travailler avec ces légumes de «l'ancien monde», sur lesquels levaient le nez leurs prédécesseurs. C'est bien d'amener les gens à mieux manger. Mais il faudrait aussi aider les fermiers!»

Photo: Sinclair Philip, collaboration spéciale