«On ne peut jamais avoir trop de beurre!» s'exclame l'héroïne du film Julie et Julia. En une phrase, elle exprime toute la sensualité, le soyeux, le réconfort même, de ce goût si typiquement français, alors qu'elle doit passer au travers des 500 recettes du livre-culte de l'Américaine Julia Child. Des recettes de cuisine bourgeoise, typiquement françaises, débordantes de crème et

de beurre.

Mais ce que l'on retient surtout dans cette exclamation d'un ravissement à peine retenu, c'est que la peur immodérée du gras a peut-être atteint son paroxysme et que nous ne pouvons que revenir en arrière. On le voit de plus en plus dans les menus des grands restaurants aussi bien que dans les restaurants familiaux, et même dans les livres de recettes d'où les mots saindoux, gras et crème étaient pratiquement disparus depuis les années 70.

 

La France, patrie nordique du lard, du beurre, du gras de canard, du suif et de toutes les variantes des gras animaux, est l'un des rares pays occidentaux à avoir continué la bataille pour en soutenir l'utilisation. Et c'est pourtant un endroit où les maladies cardiovasculaires et les cas de diabète sont beaucoup moins élevés qu'en Amérique et l'obésité pratiquement inconnue. Les Américains ont toujours été ébahis que les Français gardent la taille mince en dépit de leur cuisine riche et viandeuse. Sans parler de la consommation exorbitante de vins et d'alcools de toutes sortes. Ils ont qualifié (un peu jalousement) ce phénomène de «paradoxe français».

«Même si nous mangeons cinq fois moins de beurre et de lard qu'au début du siècle, explique Jennifer MacLagan, auteure du livre Fat (paru l'an dernier aux éditions McClelland & Stewart), les cas d'obésité, de cancer et de maladies cardiaques sont en hausse. Si nous en mourons moins, ajoute-t-elle, ce n'est pas à cause de cette diminution des gras dans nos vies, mais grâce à l'amélioration des services de santé.»

Certains des mythes qui entourent les gras ont la vie dure. Même s'ils sont faux. Par exemple «les gras font engraisser», «tous les gras animaux sont saturés», et «un régime faible en gras est bon pour la santé». Sans parler de la découverte que des huiles végétales artificiellement hydrogénées causent plus de dommages que le lard ou le beurre. Il y a de quoi faire sursauter ceux qui ont grandi en mangeant de ces shortenings et autres margarines.

Jusqu'à tout récemment, le gras a été un symbole positif dans la culture humaine. Depuis l'époque du néolithique, les hommes ont vu la qualité de leur vie s'améliorer en domestiquant les animaux et en utilisant leur lait surtout, mais aussi leur gras et leur peau. Dans les écosystèmes aux climats extrêmes l'Arctique et les déserts par exemple ne pas en manger suffisamment équivalait à une condamnation à mort. Dans la plupart des cultures, y compris la nôtre, les corps dodus et potelés étaient considérés comme beaux et désirables. Les sex-symboles de la Renaissance avaient de larges hanches et des seins rebondis. Aujourd'hui encore dans des pays comme la Jamaïque, une femme mince est regardée d'un oeil soupçonneux. Que s'est-il donc passé dans la culture nord-américaine pour que nous considérions enviables les corps émaciés des top-modèles?

Heureusement il y a les cuisiniers, qui ont plutôt continué, parfois discrètement, à faire prévaloir l'importance du goût sur des principes diététiques (sans cesse contestés du reste, par les scientifiques euxmêmes). Car le gras est essentiel en cuisine. C'est lui qui facilite l'harmonie; c'est le pont, en d'autres mots, entre les saveurs et les assaisonnements. En outre, sans gras, la cuisson est très difficile. Sans gras, les viandes sont insipides et coriaces. À ce sujet, des chefs célèbres ont recommencé à en faire la promotion sans culpabilité.

Ainsi, le chef ardéchois Stéphane Raynault a récemment publié plusieurs livres à grand tirage entièrement consacrés aux cochonnailles, terrines, gratins et rôtis dont les accompagnements sont toujours cuits dans le gras animal. Les Jamie Oliver et Gordon Ramsey ne tarissent pas quand il est question de beurre et de crème, en dépit de leur usage de l'huile d'olive dans toute leur cuisine.

Chez nous, il est réconfortant de constater la popularité de restaurants comme le Pied de cochon, le Kitchen Galerie et le Garde-Manger, où l'usage des gras et l'immodestie des portions sont désarmants de ferveur et ne sont plus soumis à la paranoïa des années 80. En un mot, si bien manger signifie encore qu'on doive porter une attention particulière aux produits utilisés, on a commencé à faire disparaître l'adéquation instantanée entre maladie chronique et usage de gras, entre gras sur le corps et gras dans la cuisine.

BEURRE, LARD ET SUIF

Beurre

Le beurre est encore le gras animal le plus populaire chez les Européens, qui en consomment autour de quatre kilos par personne par année, comparativement à trois pour les Canadiens et deux pour les Américains. Mais les Français gagnent le concours avec huit kilos par personne. Étonnamment, les Indiens sont les plus gros consommateurs de beurre au monde, avec plus de 12 kilos par année; ils le mangent principalement sous forme de ghee, le beurre clarifié qui sert à ponctuer certains currys ou qu'on utilise dans les services religieux des hautes castes.

Lard

Produit du porc, le lard (et son cousin le saindoux, qu'on doit faire fondre) est encore un gras animal avec lequel on doit compter. Le seul continent où il est pratiquement disparu des moeurs alimentaires est le nôtre et pourtant, nous battons des records de maladies associées à la consommation de gras. Cherchez l'erreur. Peut-être se trouve-t-elle du côté de l'industrie alimentaire. En tout cas, le lard contient moins de gras saturés que le beurre, est très stable et s'oxyde plutôt difficilement à la cuisson. Sans parler du croustillant qu'il donne aux pâtes à tarte. Ce qui en fait un gras idéal dans les pays où les ressources en carburants sont limitées. C'est le cas de la plus grande partie de la planète. Même en Italie, patrie de l'huile d'olive, le lard est encore considéré comme un produit de qualité. On a même donné une AOC à un lard exceptionnel, celui de Colonnata, qu'on fait vieillir (mûrir) avec des épices pendant six mois dans des cuves de marbre, le même qui a servi à Michel-Ange pour sculpter son David!

Suif

C'est le gras qui servait aux Anglais dans leur mincemeat et leur christmas cake. C'est le gras du boeuf et dans une moindre mesure (en tout cas chez nous) celui de l'agneau. Le suif a vilaine réputation. On l'a beaucoup associé aux problèmes de santé, à l'industrie de l'alimentation et surtout aux élevages industriels. Un boeuf gras (dont la viande est bien marbrée et donc plus goûteuse) coûte plus cher à produire. Le boeuf est devenu de plus en plus maigre et de plus en plus rouge sur les rayons de nos épiceries, et par extension de moins en moins goûteux. Parlez-en aux Argentins, dont les boeufs courent encore librement dans la pampa! L'un des rares morceaux de gras à avoir survécu est lamoelle extraite des os, utilisée en cuisine pour faire des soupes. Certains bistros commencent à en proposer à leurs clients, simplement rôtie au four. Avec sa texture et son petit goût de foie gras, la moelle est bien moins indigeste et dommageable pour vos artères. Enfin, les frites à la belge, cuites dans le suif plutôt que dans l'huile hydrogénée, ont fait une entrée remarquée. C'est ainsi qu'elles sont préparées aux restaurants Frites Alors!