Il est passé d'un des meilleurs restaurants au monde aux cafétérias d'écoles publiques américaines. Par choix. Après quatre ans dans les cuisines de Noma, à Copenhague, le chef Dan Giusti a mis le cap sur la gastronomie sociale. Il est rentré aux États-Unis pour fonder Brigaid, une entreprise sociale qui souhaite offrir de la meilleure nourriture à des millions de jeunes d'âge scolaire.

À son retour en terre états-unienne, le chef diplômé de la Culinary Institute of America a pensé à ouvrir un casse-croûte. Il avait envie de nourrir les gens simplement. «Au Noma, on était 45 cuisiniers pour nourrir 45 clients, a déclaré le chef au New Yorker, en août 2018. Là, j'avais envie de nourrir beaucoup de gens et de les nourrir tous les jours.»

Puis il a poussé la remise en question plus loin: pourquoi bâtir un autre restaurant? Était-ce vraiment responsable de sa part? Ne pourrait-il pas améliorer un service existant plutôt que d'ouvrir un autre comptoir à burgers artisanaux?

C'est alors qu'il s'est intéressé aux institutions américaines, à celles qui sustentent des milliers, voire des millions de personnes par jour. En voilà, une véritable expérience nourricière, un projet qui le ramènerait aux origines de sa passion pour la cuisine, soit la grande famille italienne dans laquelle il a grandi sans jamais manquer de bonne chère.

Au terme de sa remise en question, Dan Giusti a choisi les enfants et les adolescents des écoles publiques de New London, au Connecticut, où un enfant sur quatre vit dans la pauvreté. C'est dans cette petite ville qu'il a testé Brigaid, de 2016 à 2018, avant de passer dans la cour des grands: New York.

Les écoles publiques participent presque toutes au National School Lunch Program (repas gratuits subventionnés). On part de loin: burgers emballés et chauffés dans des sacs en plastique, légumes surgelés, plats en styromousse et ustensiles en plastique, bref du prêt-à-manger bas de gamme pensé pour économiser temps et énergie, au détriment de la qualité de la nourriture et de l'environnement.

Pourquoi pas de la vraie vaisselle dans les écoles? «Parce qu'il faudrait payer quelqu'un pour se tenir à côté de la poubelle pour éviter que les jeunes les balancent, qu'il faudrait payer quelqu'un d'autre pour débarrasser, pour laver, pour ranger.»

Les écoles disposent de 1 $ par repas pour acheter les ingrédients d'une assiette qui doit suivre des recommandations nutritionnelles très strictes. Oubliez les aliments bios de petits producteurs locaux. Pensez plutôt liste des commodités USDA, qui permet d'ajouter 25 cents au budget, le faisant passer à 1,25 $ par repas, si le chef utilise des produits qui y figurent: légumes surgelés, en boîte, viandes et fromages de qualité très moyenne, oeufs en carton congelés, mais aussi bleuets sauvages du Maine, yogourt nature, etc.

«Honnêtement, la nourriture est presque secondaire, à cette étape-ci du processus de transformation des cafétérias scolaires que nous tentons de réaliser, laisse tomber Dan Giusti, qui est passé maître dans l'art de remettre les choses en perspective. Les priorités sont de réaménager les cuisines pour qu'on puisse y faire à manger! Il faut acheter de l'équipement, former le personnel, trouver les fournisseurs.»

Au cours des trois dernières années, son ego de chef, ses valeurs de consommateur et ses réflexes de gastronome ont été rudement mis à l'épreuve.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Dan Giusti s'est hissé jusqu'au poste de chef de cuisine du mythique restaurant Noma, avant de décider qu'il n'avait plus envie de nourrir l'élite, mais plutôt des millions de petits Américains. Il a fondé Brigaid en 2016. Sa présence et ses 6 pi 5 po n'ont pas manqué de faire impression sur les trois apprentis.

«Prenez 800 petites personnes captives et dites-leur: "Vous devez manger ici tous les jours pour les X prochaines années et vous n'avez pas le choix de ce qui se trouvera dans votre assiette." C'est sûr qu'il y aura des mécontents qui vont préférer manger un sandwich au beurre d'arachides. Les enfants sont les clients les plus difficiles que j'aie jamais eus.»

Une appétissante assiette de houmous, parsemée de beaux légumes en dés et de fromage feta? Échec total! Un bol de riz façon donburi ou poké? À la poubelle! Lorsqu'il a compris qu'un enfant qui ne mangeait pas son lunch était peut-être un enfant qui ne mangerait pas de la journée, il a remisé son ego et arrêté d'imposer les plats que lui, et lui seul, avait envie de faire avaler aux petits. Bonjour, assiettes à compartiments avec poulet barbecue, salade de pommes de terre, pain de maïs et melon d'eau! Amenez-en, du spaghetti à la sauce bolognaise, avec haricots verts et cantaloup!

«Nous sommes devenus pas mal meilleurs à préparer des repas que les enfants veulent manger. Chez Noma, si le client ne ressortait pas de chez nous en clamant qu'il venait de manger le meilleur repas de sa vie, c'était un échec. Là, si on n'entend rien dans la cafétéria, on est fous de joie!», conclut le chef, qui n'a jamais été aussi heureux de pratiquer son métier.

Qu'est-ce que la gastronomie sociale?

De nombreux chefs délaissent la restauration pour mettre leur talent au profit de certaines causes. On appelle ce phénomène la «gastronomie sociale». C'est le chef David Hertz qui aurait «inventé» l'expression, avec son entreprise Gastromotiva (située au Brésil), dont les actions visent à réduire la faim et le gaspillage alimentaire. Au Québec, La Tablée des chefs est un excellent exemple de gastronomie sociale. À la table ronde sur le sujet, tenue dans le cadre de Montréal en lumière, le jeudi 21 février, il y avait également des représentantes du traiteur d'économie sociale Les Filles Fattoush et Jean-Louis Thémis, de Cuisiniers sans frontières.

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Charles observe attentivement tandis que Jean-François Brulotte met la touche finale au plat de courge poêlée. À sa station, il montera aussi la délicieuse assiette d'anguille fumée au beurre noisette.