Faire une percée dans les supermarchés, c'est le rêve de bien des petites entreprises québécoises. L'objectif est atteignable, mais il demande d'innombrables heures de travail. Et il nécessite de jouer des coudes avec les géants alimentaires de ce monde.

La longue route vers les grandes chaînes

Les barres protéinées à base de grillons Näak se trouvent dans une vingtaine d'épiceries Metro, Provigo et IGA. Avant d'atteindre les tablettes d'un premier supermarché, l'entreprise montréalaise a passé des centaines d'heures à faire du porte-à-porte, d'une épicerie à l'autre.

Minh Pham a d'abord visé les boutiques de sport et les épiceries indépendantes d'aliments naturels pour donner de la crédibilité à Näak. Puis, il s'est attaqué aux supermarchés. En quatre mois, il a contacté 500 épiceries. Chaque jour, il a effectué entre 30 et 40 appels pour faire connaître ses barres faites de farine d'insectes.

«J'appelais une épicerie. Je trouvais la bonne personne à qui parler. Je faisais un court pitch. J'envoyais des informations par courriel. Je me présentais en magasin pour faire déguster le produit ou j'envoyais des échantillons par la poste», raconte-t-il.

En juin dernier, quand l'entreprise a atteint 150 points de vente, elle a décidé de faire affaire avec un distributeur alimentaire pour poursuivre sa percée dans les supermarchés. De son côté, Näak se concentre sur le développement de ses produits et sur son marketing.

Malgré la grande superficie du Québec, plusieurs petites entreprises alimentaires décident de parcourir les centaines de supermarchés de la province elles-mêmes. En se passant des services d'un distributeur, elles épargnent de l'argent.

C'est le cas de Bastien Poulain, qui s'est présenté à la porte des épiceries une à une pour faire la promotion de ses sodas 1642. «Un distributeur, ça peut être un levier parce qu'ils ont plusieurs contacts. Par contre, on s'est rendu compte que discuter directement avec les enseignes, rencontrer les acheteurs et se faire connaître des sièges sociaux, c'était plus intéressant. Les distributeurs ont une multitude de produits à mettre de l'avant. Nous, on a juste nos sodas à promouvoir.»

Payer pour être vendu

Certaines entreprises contactent directement les sièges sociaux des épiceries pour être mises en liste. Lorsqu'un aliment est listé dans une enseigne, tous les magasins du groupe peuvent commander le produit. Celui-ci est doté d'un code-barre uniformisé qui fonctionne dans toutes les épiceries.

Par contre, la mise en liste n'est pas gratuite. Selon Adam Coape-Arnold, propriétaire de la laiterie Chagnon et de Cult Yogourt, les frais varient entre 8000 $ et 90 000 $ selon le marché (québécois ou canadien) et selon le genre d'aliment. Par exemple, le lait qui doit être réfrigéré coûte plus cher que le sac de croustilles qui peut passer des semaines sur une tablette, explique-t-il.

Ces coûts peuvent paraître élevés pour un petit artisan, mais Adam Coape-Arnold ne s'en plaint pas. C'est un prix normal à payer pour faire affaire avec des supermarchés, dit-il. En échange, il obtient une certaine visibilité et un grand bassin de clients potentiels.

Ne pas brûler les étapes

L'entrepreneur des Cantons-de-l'Est n'a pas opté pour une mise en liste rapide. Comme ses collègues, il a aussi parcouru les épiceries une à une pour faire connaître ses yogourts vendus en petits pots de verre.

«Une entreprise alimentaire ne peut pas commencer du jour au lendemain, payer des frais de mise en liste et avoir du succès. C'est impossible.»

«On doit commencer en allant de magasin en magasin. Il faut prouver qu'on est en mesure de faire des ventes dans un magasin, dans un deuxième et ainsi de suite. Ça ne sert à rien de se précipiter.»

Bastien Poulain croit aussi qu'il faut éviter de brûler les étapes. Pas à pas, il a répondu aux exigences des chaînes d'épicerie. Bastien n'a jamais reçu de cahier des charges, mais il a compris que les épiceries voulaient que la qualité de la marchandise soit toujours la même et que les livraisons soient faites sans retard.

«C'est quand même normal de leur part, dit Bastien Poulain. Ils veulent être sûrs qu'on est capable de fournir l'ensemble de leur réseau. Si ça part en fou, la hantise d'un magasin, c'est d'avoir des trous dans son rayon. Ce sont des ventes en moins. Ils détestent ça.»

Le supermarché, et après? 

Il y a deux ans, les mélanges d'épices de La pincée ont fait leur entrée dans 23 épiceries Metro de la Rive-Sud, dans la région de Montréal. François Maisonneuve, copropriétaire de l'entreprise, affirme que ce n'est pas si difficile de percer sur le marché des grandes épiceries. Le défi, c'est de faire connaître le produit auprès de la clientèle.

«Je ne pense pas que c'est difficile si le produit est beau et bon. Mais il faut s'assurer que le produit ne reste pas sur les tablettes, qu'il se vende. Ça prend quelqu'un qui se déplace régulièrement pour rencontrer les gérants, pour replacer la marchandise, pour faire des dégustations. Ça prend un réseau de représentants qui fait le tour des épiceries. C'est ça, le défi!»

Jouer des coudes

C'est d'ailleurs un secret de polichinelle que les géants de l'alimentation dépensent des sommes importantes pour obtenir les meilleurs espaces dans les épiceries. Pour concurrencer les multinationales, des entreprises québécoises paient aussi pour ce qui est appelé le planogramme.

C'est le cas de Bastien Poulain qui se «bat» contre les Coca-Cola et Pepsi de ce monde ainsi que d'Adam Coape-Arnold qui achète de l'espace dans les réfrigérateurs pour son lait et ses yogourts. En payant de la visibilité, M. Coape-Arnold sent qu'il a moins souvent besoin de se rendre dans les épiceries.

«Le planogramme, ça nous assure une place dans chacune des épiceries. Ça nous garantit un espace. Quand je faisais affaire avec les épiciers un à un, c'était plus difficile. Je me promenais avec mon petit camion et je m'assurais que nos produits étaient visibles partout. C'était vraiment une job de bras.»

Adam Coape-Arnold doit encore jouer des coudes. Mais tranquillement, il fait son chemin. Son lait et ses yogourts se trouvent de plus en plus facilement dans les épiceries. Et, encore mieux, ils se retrouvent de plus en plus souvent sur la table des foyers québécois.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Bastien Poulain, fondateur de 1642 Sodas

Parole d'entrepreneurs

Les entrepreneurs derrière les barres Näak, les sodas 1642 et les yogourts Cult ont bûché fort pour obtenir une place dans des supermarchés. À ceux qui rêvent de faire la même chose, voici leurs conseils. Aux épiceries (et au gouvernement), ils proposent quelques pistes de solution pour faciliter la vie aux artisans d'ici.

Des conseils aux jeunes entreprises

L'importance du porte-à-porte

«Il faut avoir les reins solides pour payer les frais de mise en liste dès la première année. Une entreprise qui commence ne roule pas sur l'or. La présence sur le terrain est donc importante. On se bat pour une place aux côtés d'entreprises qui sont bien établies. Il faut faire du porte-à-porte et entretenir de bonnes relations avec les gens des épiceries. Je remarque que les gérants nous aiment bien parce qu'on est le petit caillou dans la chaussure des multinationales.» - Bastien Poulain, fondateur et chef de la direction de 1642 Sodas

Une relation étroite avec l'épicier

«Présentez-vous en personne dans les épiceries. Étant donné qu'un petit artisan a des moyens limités, il doit bâtir ses relations avec les magasins, un à la fois. La force d'une jeune entreprise, c'est la relation étroite qu'elle va réussir à tisser avec chaque épicier.» - Minh Pham, cofondateur de Näak

Un investisseur qui croit en vous

«Trouvez un bon investisseur qui croit en vous (je sais que c'est plus facile à dire qu'à faire). Mon expérience m'a appris que les banques québécoises sont frileuses à prêter de l'argent à une petite entreprise alimentaire. Disons que je ne pense pas que j'aurais réussi à partir les yogourts Cult avec un prêt bancaire de 20 000 $.» - Adam Coape-Arnold, cofondateur de Cult yogourt et propriétaire de Laiterie Chagnon

Des conseils aux épiceries (et au gouvernement)

Un espace réservé

«La bannière Super U, en France, a créé des espaces dédiés aux aliments du terroir. Ça serait intéressant que les épiceries d'ici fassent la même chose, un peu comme avec les aliments biologiques. Le client sait que dans cette allée, il ne trouve que du bio. En faisant la même chose avec les aliments du Québec, le consommateur n'aurait pas besoin de parcourir l'épicerie au complet pour acheter local. On n'arrête pas de dire que le commerce de détail n'arrive pas à trouver les armes contre le commerce en ligne et les géants américains. Peut-être que la solution passe par une meilleure visibilité des aliments de chez nous.» - Bastien Poulain, fondateur et chef de la direction de 1642 Sodas

Une foire annuelle

«Les supermarchés pourraient organiser une grande foire, une fois par année, avec des artisans locaux. Ils pourraient voir la réaction du public et noter les aliments qui fonctionnent bien. Ils pourraient ensuite offrir un espace dans les supermarchés aux produits qui ont obtenu le plus de succès.» - Minh Pham, cofondateur de Näak

Un parrainage de Québec

«Le gouvernement pourrait mettre sur pied une organisation sans but lucratif qui achèterait des espaces dans les épiceries. Ce groupe aurait la mission de dénicher des produits du Québec et de les mettre en valeur. Après trois ou six mois, les produits qui fonctionnent moins bien pourraient céder leur place à d'autres aliments locaux. Les épiceries veulent rentabiliser au maximum leur pied carré. En achetant des espaces réservés aux produits locaux, ce n'est plus l'épicerie qui prendrait le risque de perdre de l'argent avec un aliment qui se vend moins bien.» - Adam Coape-Arnold, cofondateur de Cult yogourt et propriétaire de Laiterie Chagnon

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Minh Pham a d'abord visé les boutiques de sport et les épiceries indépendantes d'aliments naturels pour donner de la crédibilité à Näak.

«Pas une 24e confiture de fraises»

Proposer des croustilles sel et vinaigre au siège social d'un supermarché, ce n'est peut-être pas la meilleure idée. Lorsqu'ils évaluent le potentiel d'un nouveau produit, les enseignes regardent avant tout son caractère unique.

«On se demande si c'est un aliment innovateur, s'il est naturel, s'il est biologique. On regarde les détails qui font en sorte qu'un produit se démarque des autres. Ce qui est important, c'est qu'on ne nous propose pas une 24e confiture aux fraises», explique Anne-Hélène Lavoie, conseillère principale-communications chez Sobeys (IGA).

Autre aspect primordial: la salubrité alimentaire. Lorsqu'un entrepreneur se présente au siège social d'un supermarché, il va nécessairement se faire demander à quel endroit son produit est fabriqué.

«On ne peut pas faire abstraction de cette question. Si la personne nous répond dans son sous-sol, parce que oui, ça nous arrive d'entendre cette réponse, ça ne peut pas fonctionner de notre côté. Dans ce cas, on pourrait essayer de mettre en contact l'entreprise avec une usine de fabrication», dit Mme Lavoie.

Lorsqu'un détail achoppe, on ne ferme pas nécessairement la porte au nez de la petite entreprise. Si le produit plaît, les supermarchés affirment au contraire qu'elles accompagnent les entrepreneurs.

«On les rencontre et on les questionne. On regarde si l'emballage est muni d'un tableau des valeurs nutritives, d'une liste d'ingrédients, d'un code-barre», indique Geneviève Grégoire, conseillère aux communications chez Metro.

«Certaines entreprises ont déjà tout ça et le processus va plus vite. D'autres entreprises doivent corriger certains problèmes, ça prend un peu plus de temps, mais on les accompagne dans les différentes étapes», indique l'employée de Metro.

Lorsqu'un produit répond enfin à toutes les exigences des supermarchés, il est référencé (mis en liste ou listé). Toutes les chaînes d'épiceries restent vagues sur les frais à payer pour le référencement ou pour les planogrammes (payer pour un emplacement en épicerie). Mais à mots couverts, elles affirment qu'il est possible de négocier des ententes avec les petites entreprises locales.

Parce que ce ne sont pas seulement les entreprises d'ici qui gagnent à être visibles en épiceries. Les supermarchés savent très bien que l'achat local est une tendance qui risque de durer longtemps, très longtemps.

Photo Olivier PontBriand, Archives La Presse

L'originalité d'un nouveau produit est un critère primordial pour les grandes chaînes d'alimentation. «Ce qui est important, c'est qu'on ne nous propose pas une 24e confiture aux fraises», explique Anne-Hélène Lavoie, conseillère principale-communications chez Sobeys (IGA).