Tout le monde a le sien. Il est souvent gras, salé ou sucré. Parfois tout ça. On ne l'aime pas pour ses qualités nutritives. Mais on en rêve souvent, même si on en a peut-être un peu honte. Poutine ou bonbons surs? Quel qu'il soit, il y a de fortes chances que le simple fait d'y goûter vous replonge en enfance... À table, quel est votre plaisir coupable? Cinq chefs réputés révèlent le leur!

Petits secrets de chefs

Délicieux plats gastronomiques, ingrédients locaux et de première qualité... Les chefs montréalais éblouissent chaque jour leurs clients avec leurs compositions raffinées. Mais dans le confort de leur intimité, ils ont eux aussi leurs petits plaisirs coupables.

Laurent Godbout - Restaurants Chez l'épicier (Montréal et Palm Beach), Attelier Archibald (Granby)

La poutine est à n'en pas douter le plaisir coupable de bien des Québécois. Mais depuis qu'il passe la majorité de son temps en Floride à son restaurant Chez l'épicier, le chef Laurent Godbout ne peut s'empêcher de déguster une poutine lorsqu'il revient au Québec.

«En fait, j'en mange vraiment plus que quand j'habitais ici! lance-t-il. Je ne sais pas pourquoi, ça me manque.» Ses endroits de prédilection? «J'aime mieux attendre et en manger une vraiment bonne, avec du vrai fromage qui fait "scouic scouic"! J'adore celle de Chez Tousignant et, quand je vais à mon restaurant à Granby, j'arrête toujours à la Fromagerie Summum en manger une. Et quand je passe par Québec, je ne peux pas ne pas aller au Asthon!»

Jérôme Ferrer - Restaurants Europea, Beaver Hall, Jerry et Le Cellier du Roy (Bromont)

Le chef Jérôme Ferrer l'avoue... il a un plaisir coupable, un vrai de vrai: les croustilles au sel et vinaigre. «Je suis plus qu'accro, je suis addict! Quand je commence, je ne m'arrête pas, je défonce le sac!»

Si ce goût est lié à des souvenirs d'enfance - petit, il adorait déjà les chips - , c'est aussi, malheureusement, le résultat de mauvaises habitudes alimentaires, croit-il. C'est que, en travaillant en cuisine, on devient vite un cordonnier mal chaussé, en travaillant des heures de fou à concocter des plats gastronomiques pour finir sa journée avec «une bière et des chips», histoire de se remplir l'estomac. «C'est le classique: "faites ce que je dis, pas ce que je fais!"».

PHOTO FRANÇOIS ROY LA PRESSE

Le chef Jérôme Ferrer est accro aux chips sel et vinaigre.

Les soeurs Rebecca et Mandy Wolfe - Comptoirs à salade Mandy's

Elles sont les reines des salades santé bourrées de bons aliments. Mais que mangent donc les soeurs Rebecca et Mandy Wolfe lorsqu'elles succombent à la tentation? Des «cochonneries»! «Rebecca, c'est les jujubes Sour Patch Kids, les petits bonbons surs et sucrés... Et moi, c'est tout ce qui contient du beurre d'arachides, comme des M & M... Ah, et on aime aussi les Cheetos et les Doritos!»

Des plaisirs coupables qui sont liés à des souvenirs d'enfance, lorsqu'elles partaient avec leurs parents pour le week-end au chalet. «Tous les vendredis, nos parents s'arrêtaient à un dépanneur avant d'arriver au chalet et on pouvait aller chercher des treats pour le week-end!»

Photo François Roy, La Presse

Mandy et Rebecca Wolfe du restaurant Mandy's dans le Vieux-Montreal

Stelio Perombelon - M.Mme  - Bar à vin

Même s'il est un chef réputé pour ses compositions élaborées, Stelio Perombelon rappelle avec justesse que, comme lui, bien des chefs n'ont pas grandi dans un milieu gastronomique. «Mes parents n'étaient pas du tout cuisiniers. Je suis né en 1975, donc j'ai grandi avec ce qu'il y avait dans les supermarchés.» De cette époque, il a gardé quelques plaisirs coupables, comme la Miracle Whip. «J'étais un grand fan, ça doit être le côté sucré ! Dans ma tête, la mayonnaise, c'était la Miracle Whip.»

Même s'il fait sa propre mayonnaise à la maison, il garde toujours un pot de Miracle Whip au frigo. Et quelques fois par année, il succombe donc à son plaisir coupable: une «sandwich toastée» au pain blanc Weston, avec de la Miracle Whip et des tomates!

Photo IVANOH DEMERS, LA PRESSE

Le plaisir coupable du chef Stelio Perombelon? Un «sandwich aux tomates toastée» au pain blanc, avec de la Miracle Whip!

Normand Laprise - Restaurant Toqué!, Brasserie T!

Si vous espérez secrètement que Normand Laprise mange de la malbouffe en cachette, vous serez déçu. Non, le chef réputé a plutôt un plaisir coupable, disons, inusité: du pain grillé tartiné de mayonnaise, puis couronné de tranches de... bananes! «J'ai toujours adoré ça pour le déjeuner quand j'étais jeune, et à l'occasion, j'en mange encore... Même ma fille Juliette, la plus jeune, s'est mise à aimer ça. Ma blonde nous trouve donc bizarres!», lance-t-il en riant.

Pour réussir ce mets à la perfection, il faut que le pain soit bien grillé, même légèrement brûlé, un goût qui lui rappelle cette façon très artisanale de griller le pain qui était de mise dans sa maison familiale, soit avec un cintre à linge en métal plié en deux posé sur la cuisinière.

Photo Hugo-Sébastien Aubert, archives La Presse

Normand Laprise a un plaisir coupable, disons, inusité: du pain grillé tartiné de mayonnaise, puis couronné de tranches de... bananes!

Combler l'enfant en soi

Ah, la première crème glacée... Si elle nous a assurément plongés dans un état de grâce, difficile d'en garder un souvenir précis. Par contre, l'enfant qui sommeille en nous n'a pas oublié, et il y revient parfois pour obtenir sa dose de réconfort, surtout quand la vie malmène l'adulte qu'il est devenu!

Ce comportement n'a rien de surprenant quand on sait que la mémoire gustative se construit entre la naissance et 5 ans, soutient Nathalie Lachance, sociologue de l'alimentation. «Ce qui revient le plus souvent, ce sont les aliments reliés à cette époque de notre vie», explique Mme Lachance, également conservatrice au Conservatoire culinaire du Québec.

Ces aliments viennent chercher des souvenirs profondément ancrés en nous, dont souvent nous n'avons pas conscience. «On ne s'en rend pas compte, quand on descend son litre de crème glacée, mais ça nous rappelle un moment qu'on a vécu, peut-être le premier cornet mangé avec papa et maman, poursuit Mme Lachance. On ne s'en souvient pas parce qu'on était probablement très jeune à l'époque, mais ce qui est important à retenir, c'est la recherche de réconfort et de satisfaction qu'apporte l'aliment.»

Étrangement, note-t-elle, le péché à l'âge adulte s'accomplit surtout en solo, même si le souvenir est associé à la filiation. «Souvent, c'est avec soi-même seulement qu'on va partager ces moments-là. La crème glacée mangée au pied du frigo à 2 h du matin, on la mange seul!»

La psychosociologue de l'alimentation Marie Watiez croit également qu'une part émotionnelle nous fait revenir vers certains types d'aliments. «On vit des émotions dès la petite enfance dans notre rapport à la nourriture, avec notre mère, avec toutes les personnes qui nous ont nourris», souligne-t-elle.

Se faire plaisir en mangeant quelque chose qu'on a aimé dans son enfance, je trouve que c'est très sain et que ça nous reconnecte un peu à ces besoins de réconfort qui sont tout à fait naturels dans la façon de manger.»

Voilà peut-être pourquoi le gras, le sucré et le salé sont souvent les ingrédients principaux de nos petites gourmandises, note Nathalie Lachance. «Ils représentent la base même de nos plaisirs coupables. C'est sûr que le gras tient la vedette, parce que c'est souvent là que se joue notre culpabilité. Quant au sucre et au sel, ce sont les acteurs de soutien!», précise la sociologue en riant.

La peur d'être jugé

La société a toutefois son rôle à jouer dans le sentiment de honte qui nous envahit. «La culpabilité, elle ne vient pas des souvenirs, mais plutôt de ce que la société dicte sur ce qu'on doit ou ne doit pas manger», affirme Nathalie Lachance.

«En fait, on se sent coupable parce qu'on pense qu'on va être jugé si on aime encore manger des jujubes ou du Cheez Whiz», enchaîne Marie Watiez, qui enseigne également au certificat en gestion et pratiques socioculturelles de la gastronomie, à l'UQAM.

En effet, avec l'évolution des pratiques alimentaires, certains aliments sont perçus comme moins acceptables par une certaine élite. «Il y a un mouvement vers une meilleure qualité, et c'est tant mieux. Mais si on continue à aimer des produits qu'on considère comme moins évolués, on se sent un peu comme si on n'était pas à la hauteur de cette évolution, avance Marie Watiez. Parfois, ce sont des aliments qu'on trouve quétaines, comme les sandwichs "pas de croûte", ou des choses qui paraissent pauvres, comme le Kraft Dinner.»

Enfin, selon Mme Watiez, le retour vers certains aliments de notre enfance peut aussi avoir un sens identitaire. «Parfois, on a besoin de se rebrancher à nos sources, en mangeant certains plats qui sont associés à notre histoire, à notre identité.»

Et bien sûr, de façon non anodine, ces ingrédients vont intervenir dans des circonstances particulières de nos vies. «Que ce soit la peine, la joie, l'exaltation, la victoire, la défaite, c'est souvent lié à des moments extrêmes, affirme Nathalie Lachance. On est tellement dans la retenue dans toutes les sphères de notre vie que ces petits moments de démesure sont importants pour atteindre un certain équilibre psychologique.»

Photo Thinkstock

Les aliments peuvent faire ressurgir des souvenirs profondément ancrés en nous, dont nous n'avons souvent pas pleinement conscience.