Doit-on sacrifier la gastronomie et ses plats raffinés, délicats et luxueux sur l'autel de la lutte contre le gaspillage alimentaire? Au contraire, croient de grands chefs réunis à Montréal pour l'événement Theater of Life. Car jeter, disent-ils, c'est se priver de bien des bonheurs...

«Le Refettorio Ambrosiano n'est pas une oeuvre de charité, c'est un projet culturel», a répété à maintes reprises le chef Massimo Bottura. C'était le leitmotiv de l'événement Theater of Life, tenu du 25 au 28 mai, au Centre Phi. Engagement social et créativité culinaire ne faisaient qu'un pour alimenter la réflexion sur le gaspillage et la faim.

L'ambassadeur du Mexique au Canada, Agustin García-López Loaeza, a bien résumé ce qui s'était passé pendant la semaine, après le repas auquel participait son compatriote Enrique Olvera, des restaurants Pujol (Mexico) et Cosme (New York) .

«Vous nous avez montré comment on peut gérer les surplus alimentaires avec grand art.»

Un des moments les plus marquants de Theater of Life, pour les chefs John Winter Russell, Jeremy Charles et Guillaume Cantin, s'est déroulé en toute discrétion, le jeudi 26 mai. Les cuisiniers engagés ont concocté un repas en collaboration avec la Mission Old Brewery, dans le décor moderne et épuré du Centre Phi.

«Ce n'était pas la première fois que je participais à un tel repas, mais c'était la première fois que j'avais les gens directement devant moi et que je voyais leur réaction, raconte Guillaume Cantin, anciennement au restaurant Les 400 coups. C'est là que j'ai réalisé que l'antigaspillage est important d'un point de vue environnemental, oui, mais aussi parce qu'il peut rendre des gens heureux, des gens qui n'ont normalement pas un accès facile à de la bonne nourriture.»

La félicité gustative

Au Refettorio Ambrosiano, la soupe populaire qu'il a aidé à créer dans le cadre de l'Exposition universelle de Milan, en 2015, Massimo Bottura en a vu des visages illuminés par la félicité gustative. On le voit d'ailleurs dans le documentaire de Peter Svatek, Theater of Life, qui prendra l'affiche plus tard cette année.

Plutôt que d'organiser soupers et partys pour les dignitaires, le chef de l'un des meilleurs restaurants au monde, l'Osteria Francescana, à Modène, a décidé de passer à l'acte et de nourrir les plus démunis avec les surplus alimentaires générés par l'expo. Celle-ci n'avait-elle pas justement pour thème «Nourrir la planète»?

Grâce à lui et à son équipe, une soixantaine des chefs les plus célébrés au monde ont, tour à tour, prêté leur immense talent au Refettorio Ambrosiano. L'expérience devrait se répéter à Rio, pendant les Jeux olympiques.

Mais le premier grand geste social de M. Bottura, raconté notamment dans l'épisode de la série Chef's Table qui lui est consacré sur Netflix, remonte à 2012. À la suite d'un tremblement de terre en Émilie-Romagne, l'homme avait créé une recette «révolutionnaire» pour passer les centaines de meules de parmigiano reggiano endommagées par le séisme. Dans le monde entier, des chefs ont reproduit son risotto cacio et pepe. Ainsi, pas un sou ni un emploi n'avaient été perdus.

Longtemps boudé parce qu'il osait moderniser la sacro-sainte tradition culinaire italienne, l'homme constate aujourd'hui qu'il était tout simplement mû par un désir d'amener éthique et esthétique au même niveau.

Un plat mythique

Prenons un plat mythique de l'Osteria Francescana, comme le bollito misto (non bollito). La recette traditionnelle est un bouilli de parties moins tendres de l'animal (boeuf et veau, surtout), un peu laissées pour compte. «Mais il y a aujourd'hui des moyens de rendre la viande plus tendre et savoureuse, notamment avec la cuisson sous vide. Pourquoi ne pas s'en servir pour rendre justice à un produit extraordinaire, que des gens passionnés ont élevé ou cultivé avec amour? L'Osteria Francescana est un laboratoire où on crée de nouvelles traditions.»

Au Refettorio, le chef à la créativité sans bornes dit avoir travaillé sur le concept du tutto, manière de «touski» à l'italienne. Bouillon à tout, pesto à tout, pouding au pain à tout.

«Au Refettorio, j'ai vécu la joie de cuisiner pour des gens qui ne me connaissaient pas et qui n'avaient aucune attente. C'était de la cuisine pure.»

«La soupe populaire m'a conscientisé au gaspillage alimentaire. Je n'applique pas la récupération dans les plats qui sont servis aux clients de l'Osteria Francescana. Mais on s'en sert maintenant pour les repas que nous mangeons en équipe tous les soirs, avant le service.»

Du reste, les études de plus en plus nombreuses sur le gaspillage alimentaire démontrent que ce n'est pas dans les restaurants que l'on jette ses choux gras.

«Si un restaurant gaspille beaucoup, c'est que son chef n'est pas très bon, lance David Hawksworth. Parce que les marges sont si minces en restauration et que, dans les hautes sphères, on travaille avec des produits de très grande qualité, chaque ingrédient doit être utilisé au complet.»

Une démonstration culinaire

Le chef qui est à la tête de deux restaurants à Vancouver (celui qui porte son nom de famille et le tout nouveau Nightingale) donnait lui aussi une démonstration culinaire au Centre Phi, dans le cadre de Theater of Life.

«L'autre jour, j'ai vu un de mes employés en pâtisserie jeter la moitié d'un céleri, nous confiait le chef en entrevue téléphonique, cette semaine. Notre assiette de fromages est décorée avec du coeur de céleri. Par automatisme, ou parce que le réfrigérateur était trop loin, l'employé a balancé les autres branches au compost. Je lui ai demandé s'il avait un billet de 5 $, pour que je le déchire en deux! TOUT est calculé dans une cuisine, et c'est d'abord une question de coûts. Que ce soit affiché ou non, tous les restaurants haut de gamme travaillent de la même manière, en maximisant chaque produit.»

Enrique Olvera, chef du restaurant le plus célébré du Mexique, Pujol, pose un regard amusé sur le phénomène de la maximisation du produit. «Ça me fascine de constater qu'aujourd'hui, les riches mangent comme les pauvres mangeaient avant, soit en consommant un maximum de produits locaux, voire de leur propre jardin, en accordant une importance au non-gaspillage. Puis, à l'inverse, les pauvres boivent du Coke, mangent de plus en plus de viande et de produits transformés.»

Les traditions mexicaines

Pour sa part, le représentant d'une certaine revalorisation des traditions mexicaines aime avant tout manger la cuisine des marchés et de la rue : tacos, tamales, tlacoyos, quetzalitos, carnitas, etc.

Pourquoi donc dépenser des centaines de dollars pour aller manger chez Pujol si on peut retrouver des saveurs semblables dans un taco à 2 $? «Parce que c'est une tout autre expérience et que ce n'est pas du tout la même qualité de produits. C'est comme le sushi. On peut en avoir à 3 $ ou à 300 $.»

L'homme qui a récemment ouvert Cosme, dans la Grosse Pomme, n'était pas un porte-étendard de l'antigaspillage alimentaire. Mais lorsque Jean-François Archambault, fondateur de La Tablée des chefs, lui a demandé de devenir ambassadeur de son antenne de Mexico, le chef a accepté de jouer le rôle de facilitateur. Depuis 2013, la Tablée mexicaine redistribue les surplus d'une demi-douzaine d'hôtels.

À la maison

Il existe des formes de gaspillage alimentaire bien pires que le demi-céleri qu'on balance au compost: prises accidentelles dans l'industrie de la pêche, légumes «laids» snobés par les supermarchés et autres aliments à peine périmés jetés en grande quantité, etc. À la maison, on récupère surtout pour le principe, mais aussi pour le portefeuille! Suivons les chefs, leurs conseils et leurs recettes pour commencer à apporter notre contribution.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, archives LA PRESSE

Cent personnes - chefs cuisiniers, journalistes et gourmets globe-trotters - feront partie du jury de la première édition des World Restaurant Awards, dont le chef étoilé italien Massimo Bottura, sur notre photo.