Baby Shark n'est pas encore entré dans votre foyer? Verrouillez les portes à double tour! Cette comptine pour enfants, véritable chanson-velcro, totalise près de 2,3 milliards de vues sur YouTube. «C'est assez simpliste, mais ça marche», admet Annie Brocoli, comédienne, animatrice et chanteuse, qui a été pendant 19 ans le visage de la chanson pour enfants au Québec. Petite analyse d'un phénomène mondial.

Le phénomène

Avant de connaître la gloire, Baby Shark était une comptine chantée dans les camps de vacances américains. En 2016, Pinkfong, une marque de l'entreprise sud-coréenne SmartStudy qui produit du contenu dit éducatif, a mis en ligne sur YouTube sa version dance aux sonorités K-pop de cette chanson qui raconte l'histoire d'une famille de requins partant à la chasse. 

Le clip a conquis l'Asie avant de se répandre comme une traînée de poudre en Occident. À ce jour, sa version anglaise fait partie des 25 vidéos les plus populaires de l'histoire de YouTube. Dans la semaine du 7 janvier, elle s'est même glissée au 32e rang du prestigieux palmarès du magazine américain Billboard, un exploit plutôt inusité pour une chanson pour enfants.

La fièvre du bébé requin a gagné les adultes l'automne dernier alors que de nombreux parents se sont filmés en train de relever le Baby Shark Challenge, un défi qui consiste à se mettre en scène en exécutant la danse. 

Même les animateurs américains James Corden et Ellen DeGeneres ont mis leur grain de sel en proposant leur propre version de la chanson dans leurs émissions respectives.

Les raisons d'un succès

L'immense succès de Baby Shark ne surprend pas Annie Brocoli, qui a annoncé l'automne dernier qu'elle se retirait des productions jeunesse. Selon elle, la mélodie, les gestes qui l'accompagnent, l'utilisation de couleurs vives et la présence d'enfants dans la vidéo sont tous des ingrédients d'une recette gagnante.

«C'est un sérieux ver d'oreille! C'est une mélodie du début à la fin : il n'y a pas de refrain, ce n'est que le refrain.»

«Je n'ai pas fait de chanson comme celle-là, poursuit-elle, parce que je faisais de la musique davantage pour la famille, alors que Baby Shark est vraiment pour les enfants dans le sens où les parents peuvent se tanner assez rapidement.»

Même si, visiblement, la production de cette vidéo n'a pas nécessité beaucoup d'argent, elle croit que le concept a été bien réfléchi. «Pour les enfants, la mélodie doit être imitable. Si on passe d'une note très haute à une note très basse, c'est plus difficile pour eux de l'imiter. Alors que là, ce sont des notes très, très proches, ce qui fait que pour eux, c'est facile à faire. Et il y a une histoire : papa, maman, grand-papa, grand-maman. C'est quelque chose qu'ils connaissent. C'est rassurant. Il y a beaucoup d'humour aussi. C'est joyeux.»

L'importance du rythme

La question du rythme est primordiale pour accrocher les enfants, souligne-t-elle. Celui-ci doit être suffisamment rapide pour les inciter à bouger rapidement.

Ainsi, dans ses chansons, Annie Brocoli favorisait un rythme de 124 à 132 battements par minute. «Baby Shark est autour de 120 battements par minute. Elle est un peu lente, mais ça laisse le temps aux enfants de faire les gestes.»

Le piège

«Il y a souvent un piège quand on fait de la musique pour enfants, ajoute-t-elle. On la fait trop simple, comme s'ils n'étaient pas capables d'en entendre plus. Je n'ai jamais adhéré à ça. J'aurais aimé qu'ils [Pinkfong] leur en donnent plus. Mais ça se peut aussi qu'il y ait une toune toute simple, que ce soit bon et que ça fasse du bien.»

«Si ça les fait danser dans leur salon, qu'ils font les gestes et que ça leur donne le goût d'écouter plus de musique, tant mieux, poursuit-elle. C'est important de les faire bouger. Ils sont tellement toujours devant leur tablette.»

Celle qui a piloté le Broco Show sur les ondes de Radio-Canada indique qu'elle s'est toujours donné pour mission de faire bouger les enfants. «Les écrans sont un fléau, mais je voulais m'en servir pour leur faire découvrir quelque chose. Mais je me demande à quel point tu bouges avec une tablette dans tes mains.»

YouTube et l'avenir de la chanson pour enfants

Depuis les débuts d'Annie Brocoli, la façon de consommer la musique a changé, autant pour les petits que pour les grands. L'émergence d'une nouvelle Annie Brocoli serait-elle possible aujourd'hui? «Le courant dans lequel j'étais est mort, constate-t-elle. Maintenant, ça se passe sur la tablette. Des petites vidéos courtes, sans suite et sans histoire. Mais je souhaiterais vraiment que quelqu'un puisse faire sa place, avec une dimension humaine, des câlins, des spectacles et de vraies rencontres.»

Photo André Pichette, archives La Presse

Annie Brocoli