Certains parents partagent toute la vie de leurs enfants sur les médias sociaux: visage barbouillé de spaghettis, sieste avec toutou, vidéo du spectacle de danse, crises de nerfs et même... leurs débuts sur le pot. En anglais, il est question de «sharenting», la contraction des mots «share» et «parenting», qu'on pourrait traduire en français par «surpartage parental». Un procédé tout à fait normal pour plusieurs, mais source d'irritation et d'inquiétudes pour d'autres.

Derrière le «sharenting»

Pourquoi certains parents exagèrent-ils le nombre de publications mettant en scène leurs enfants et leur vie parentale?

Selon la psychologue Julie Roussin, il faut d'abord mettre en contexte la vie sociale des parents. «Durant les premières années de la vie de nos enfants, on sort moins et les médias sociaux deviennent une façon d'avoir une interaction sociale, dit-elle. À notre époque, publier une photo, cliquer sur j'aime ou écrire un commentaire, ce sont des formes de communication.»

Par contre, elle précise que parmi les plus grands utilisateurs des médias sociaux, deux types de personnalités se démarquent: les gens qui ont des traits dépressifs et ceux qui ont des traits narcissiques. «Les réseaux sociaux activent le circuit cognitif de la récompense et font sécréter de la dopamine, explique la psychologue. Lorsque les gens deviennent parents, leurs enfants deviennent une grande fierté, un peu comme une extension narcissique d'eux-mêmes. Par l'intermédiaire d'une photo de leur enfant, ils comblent parfois leurs propres besoins narcissiques.»

Rédactrice en chef et cofondatrice des blogues TPL Moms et Ton petit look, Josiane Stratis indique qu'on ne voyait pas le visage de son fils sur ses photos partagées à ses premiers mois, mais qu'à partir de 1 an, elle se le permettait.

«Ce ne sont jamais des photos qui vont atteindre son intégrité, qui sont là pour le niaiser ou dont il pourrait être gêné plus tard.»

«Je montre des moments de famille, des petits souvenirs, dit celle qui est aussi auteure. Arthur aime vraiment beaucoup se faire prendre en photo. Et puisque je l'ai toujours traîné partout, il comprend quand même beaucoup mon travail, qui implique que je publie des photos sur l'internet. Cela dit, il ne fait jamais de contenu commandité. Et jamais je ne l'instrumentalise pour avoir des clics. Je montre tout simplement des aspects de ma vie.»

Les dérives

Spécialiste en communications numériques, Nellie Brière s'inquiète des parents qui font le commerce des réactions de leurs enfants, citant en exemple Swan et Athéna, deux youtubeurs français dont le papa documente les activités, comme le déballage de cadeaux et d'achats.

Elle évoque ensuite les vidéos virales dans lesquelles des parents terrorisent leurs enfants ou leur font croire qu'ils n'auront pas de cadeaux de Noël. «Ils obtiennent de la visibilité en misant sur le désarroi des enfants, dit-elle. Il y a même eu des cas extrêmes qui ont été judiciarisés, avec une perte potentielle de la garde des enfants.»

Julie Roussin rappelle qu'aucune étude n'a analysé les effets à long terme de toutes ces publications sur les enfants, puisque les médias sociaux font partie du quotidien depuis seulement une décennie.

«Il y a un risque que l'enfant ressente un malaise en vieillissant, quand il va découvrir tout ce que ses parents ont partagé sur lui.»

«Il peut avoir l'impression que son intimité a été bafouée, selon la nature des photos et sa personnalité. Et il peut se sentir humilié, ce qui est très fréquent à l'adolescence», affirme la psychologue.

Des précautions

Ainsi, elle suggère d'éviter les photos compromettantes. «Par respect pour l'enfant qui ne sera peut-être pas d'accord avec tout ça plus tard, il y a lieu de se modérer.» Pour sa part, Mme Brière met en garde les parents sur les personnes mal intentionnées.

«Si les paramètres de confidentialité sont mal définis, les photos de l'enfant peuvent tomber entre les mains de collègues de classe qui pourraient vouloir s'en servir pour l'intimider.»

«Et sans le vouloir, on peut diffuser des informations sensibles sur son enfant: son nom, son école ou son adresse, soit plein de munitions pour les adultes qui voudraient approcher son enfant», souligne la spécialiste des communications numériques.

Elle rappelle également que la nudité d'un enfant, inoffensive et mignonne pour certains, peut être perçue très différemment par les pédophiles qui naviguent sur les médias sociaux. «Heureusement, Facebook est assez prompt à supprimer ces photos», dit Mme Brière.

On peut aisément créer un groupe Facebook sécurisé ou un compte Instagram privé qui seront réservés aux amis et aux membres de la famille intéressés par ce contenu. «On peut alors sombrer dans un sharenting assumé, sans que les photos circulent n'importe où», dit Nellie Brière. La spécialiste a aussi une pensée pour ceux qui subissent ces excès non désirés. «On peut se désabonner des publications des parents pour les mettre en sourdine pendant leur phase de partage extrême, sans les retirer de nos contacts Facebook.»

Droit à l'image 

Toute personne a droit au respect de sa vie privée et au droit à l'image. «Si une photo est publiée sans le consentement de la personne, celle-ci peut empêcher la publication de cette photo», résume l'avocat Luc Geoffrion. Lorsqu'il s'agit d'un enfant, ces droits sont exercés par l'entremise de ses parents, selon le principe d'autorité parentale. «Mais dès le moment où l'enfant peut dire qu'il refuse la publication d'une photo, le parent doit l'enlever de Facebook ou d'ailleurs.»

Un adolescent ou un jeune adulte peut même exiger le retrait d'une photo de lui publiée par ses parents dans le passé. Et ce, sans avoir à démontrer un préjudice. «L'enfant n'a pas besoin de prouver que la photo le met dans une situation embarrassante, explique l'avocat. Il n'y a pas de qualification sur le droit à l'image. Si les parents refusent de retirer la photo, leur enfant peut se nommer un tuteur ad hoc pour entamer des procédures judiciaires afin d'enlever les photos.»

Autre cas complexe: une photo prise lors d'un souper de famille dans un lieu public sur laquelle l'enfant sourit, en donnant une sorte d'accord tacite à la photo. Peut-il empêcher sa publication? «Même si on a consenti à être pris en photo, dans un lieu privé ou public, ça ne veut pas dire automatiquement qu'on donne la permission pour qu'elle soit publiée sur Facebook. Et la personne peut aussi consentir pour une utilisation, mais pas toutes.»

Photo Thinkstock

Partager ou non les photos de ses enfants?

Le «sharenting» polarise les principaux intéressés. Alors que certains parents partagent des photos de leur marmaille avec fierté, d'autres refusent d'exposer leurs enfants à un univers qu'ils ne comprennent pas.

POUR

Jessica St-Pierre

«Mon enfant fait partie de ma vie, je suis fière d'elle et je trouve naturel de partager des moments de sa vie. Autant que ce l'est de partager des nouvelles professionnelles ou sur ma vie sociale. Mes proches me parlent souvent des photos partagées sur Facebook lorsqu'ils me rencontrent. Je pense vraiment que ça leur fait plaisir d'avoir des nouvelles. Évidemment, certaines conditions sont à respecter. Je ne mettrais jamais de photos où ma fille n'est pas habillée entièrement (en couche, par exemple). Aucune photo embarrassante: d'un moment sur le petit pot, ou lorsqu'elle fait une crise. Avant chaque photo, je me demande si elle serait gênée plus tard de voir ça. Quand la réponse est non, je me sens à l'aise de partager.»

Cynthia Côté

«Je partage régulièrement des photos de mes enfants, mais avec un petit bémol: mes comptes sont privés. Cela dit, comme j'écris pour un blogue famille, il m'arrive parfois de joindre une ou deux photos d'elles à mes textes si ça les concerne. Toutefois, mon aînée de 9 ans veut approuver la photo au préalable: elle accepte de moins en moins, et je comprends tout à fait. C'est son droit. «À l'inverse, ma plus jeune adore ça. C'est souvent pour ça qu'on voit plus de photos d'elle.»

Richard Bonetto

«Un jour, mon fils de 12 ans a exigé que je lui demande la permission avant de partager une photo de lui. Il avait été sensibilisé à la question en classe. Ça m'a fait réfléchir, parce que, en effet, je ne sais pas qui regarde et comment ils regardent. Alors, je dis... prudence. Il faut choisir avec qui on partage. Aujourd'hui, je le consulte chaque fois, et il m'accorde généralement sa permission.»

Marianne Brault

«Je ne peux pas dire que ce soit quelque chose qui me dérange énormément. Quand j'étais petite, ma mère était bénévole pour un organisme et nos photos se retrouvaient souvent dans la revue de l'organisme, des dépliants, des livres. Ça ne m'a jamais vraiment préoccupée. Je mets des photos de ma fille à l'occasion sur Facebook et Instagram, en mode privé, et je m'assure que ce ne soit rien d'embarrassant pour elle. Si ça la dérange, je n'ai aucun problème à arrêter.»

CONTRE

Simon Tremblay

«Mon enfant n'est aucunement conscient de ce que ça représente, une photo publiée sur un média social. J'aime mieux qu'elle prenne ses propres décisions le temps venu, quand je déciderai qu'elle a l'âge d'avoir son profil. Ma blonde ne pense pas nécessairement la même chose. Elle fait ce qu'elle veut avec son compte, mais je lui ai suggéré de créer un groupe d'amis proches et de famille avec les paramètres de confidentialité. Il faut aussi gérer les grands-parents lorsqu'ils prennent des photos. On a avisé nos proches qu'on ne veut pas que ça se retrouve sur des profils publics sans confidentialité. J'ai déjà demandé à mon père et à mon beau-père de retirer des photos. Ils n'y avaient pas pensé en publiant.»

Marie-Sophie Villeneuve

«Mon enfant de 18 mois n'est pas en position de décider s'il souhaite ou non paraître sur les médias sociaux. Le fait que les photos ne m'appartiennent pas me chicote. Et je trouve lourds les gens qui ne mettent que des photos de leurs enfants comme publication. J'ai publié moins de cinq photos de mon bébé depuis sa naissance, mais je m'amusais à mettre des photos de lui en plaçant un collant à la hauteur de son visage sur la photo.»

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