Il y a sept ans, la journaliste Silvia Galipeau et le photographe Patrick Sanfaçon ont passé 24 heures avec un enfant lourdement handicapé. Il avait 7 ans. Sept ans plus tard, ils ont voulu savoir ce qu'était devenue la famille. Récit d'une journée beaucoup plus lourde, au sens propre comme au figuré. Parce que non, ça ne s'arrange pas avec le temps.

24 heures avec Philou

Il est né bleu. Avec un noeud dans le cordon. À la loterie de la malchance, ses parents ont gagné le gros lot. Polyhandicapé, Philou ne marchera jamais. Ne parlera jamais. Pour toujours, il aura 1 an, 18 mois, maximum. Indéfiniment dépendant. Imaginez la vie de ses parents. Récit d'une journée.

14 h 30 : en classe

Notre journée commence un après-midi, au centre de répit, où Philippe Brosseau, alias Philou (pour sa mère) ou Phil (pour son père), participe à un projet-pilote (voir onglet : un centre de répit). À notre arrivée, le grand garçon est en train de participer à une activité de musique. Premier choc : l'enfant a mué. Sa voix est grave. C'est celle d'un homme. Mais son regard a gardé une totale innocence. Il a toujours les mêmes longs cils, ses yeux sont toujours du même brun profond, mais une fine moustache se dessine sur le dessus de sa bouche. Et sa mère, Diane Chênevert, incapable de digérer que son garçon - celui-là même dont elle change encore les couches sept fois par jour - grandit, ne se résigne pas à le raser. «C'est un grand garçon physiquement, mais il est encore un bébé...»

15 h 45 : collation

Le centre, qui accueille une poignée d'adolescents, a des allures de garderie pour géants. Les poussettes, des fauteuils roulants, sont énormes, et encombrent rapidement le couloir. Il y a des lits de grands, mais toujours des chaises hautes, et les bavoirs sont surdimensionnés. Même les piqués, pour les changements de couche, sont immenses. Et sans cesse, comme avec des tout-petits, il faut répéter les mêmes consignes. «Non, pas dans la bouche», «lance la balle», «non, pas dans la bouche». Indéfiniment.

16 h : départ

Pour quitter le centre, il faut se mettre à deux pour habiller Philou. Sa mère, Diane Chênevert, lui enfile ses souliers, zéro usés, à tout jamais flambant neufs. «Tout prend plus de temps, confie-t-elle. Ç'a beaucoup changé. Il est beaucoup plus lourd, et je suis beaucoup plus fatiguée!» Pensez-y : si Philippe pèse aujourd'hui 38 kg - et son fauteuil, 42 -, imaginez un peu le poids à pousser dans la neige, sur des trottoirs glacés, pour atteindre l'auto. «L'hiver, on ne peut plus sortir marcher, laisse-t-elle tomber. Et puis, je suis plus vieille! J'ai accumulé un grand manque de sommeil. Mais ne me faites pas brailler, moi, là!»

17 H : jeux

Arrivée à la maison. Philou joue à l'ordinateur, pendant que sa mère se vide le coeur. «Tout le monde me disait que ça irait de mieux en mieux. Mais non, dit-elle. Plus ça va, et plus je me fais dire, à l'hôpital, au centre de réadaptation, qu'il n'est pas prioritaire. Parce qu'il n'y a plus grand-chose à faire avec les enfants comme lui. Alors que quand ils sont tout petits, on essaye tout!» 

17 h 30 : préparation du souper

Son père, Sylvain Brosseau, fait participer Philippe comme il peut à la préparation du repas. Un gadget lui permet d'éplucher les pommes pour la tarte Tatin, et il attendrit tant bien que mal les escalopes de veau. Comme un bébé à qui l'on fait essorer la salade, l'exercice est purement cosmétique. Pourquoi son père insiste-t-il? «Mais parce qu'il aime ça! Il a du bonheur! C'est son bonheur à lui, c'est ça qui fait le mien!» Sa mère le nourrit ensuite de quelques purées, plus ou moins avalées. Depuis peu, Philou a appris à tenir seul sa cuillère. «Tout seul, hein Philou, comme un grand garçon», laisse échapper sa mère, qui avoue souvent lui parler en bébé.

18 h 30 : le changement de couche

Pendant que Sylvain prépare le repas, Diane monte changer la couche et laver Philou. Dans cette famille, la division des tâches est nette, claire et exacerbée. C'est Sylvain qui s'occupe de la cuisine, Diane qui s'occupe de tous les soins liés à Philou. «Moi, le côté fun, j'ai jamais vraiment ça avec Philou», dit celle qui est surtout en «mode soins». Exactement comme une nouvelle mère, avec un tout petit bébé. «Il y a des fois où je change sa couche et je me dis : heille, ma vie, c'est de la marde.» Puis elle se dit qu'un jour, quand elle sera vieille et qu'elle portera peut-être aussi des couches, elle ne supporterait pas de rester dans ses selles. «C'est extrêmement inconfortable. C'est épouvantable. Et c'est comme ça que j'arrive à accepter la situation.» 

19 h 40 : le bain

«1, 2, 3, hop!» Diane ne se résigne pas à utiliser un lève-personne pour soulever son fils. Elle le porte encore à bout de bras : de son fauteuil au lit, du lit au fauteuil, du fauteuil au bain, et ainsi de suite. Tous ses 38 kg. Le bain? «Il adore ça. Regarde ses yeux. Il est très zen.» À noter, son «bain» est en fait un grand évier de cuisine, avec un siège pour enfant handicapé dedans. Vrai, il existe certainement des bains mieux adaptés. «Mais à un moment donné, tu ne veux pas que la maison devienne un hôpital...» C'est aussi dans le bain qu'apparaît toute la fragilité de Philou. Dépouillé de ses vêtements (normalisants?), son extrême maigreur, son dos déformé par la maladie (il fait des spasmes qui le cambrent, jusqu'à 90 degrés, et il porte du coup en tout temps un corset pour le maintenir droit) nous sautent en plein visage. On est loin du mignon bambin d'il y a sept ans...

20 h 30 : dodo

Philou assiste au repas des autres membres de la famille (on tient beaucoup à tout faire «comme une vraie famille»), puis sa mère prépare ses médicaments (18 différents par jour), avant d'aller le coucher. Depuis six mois, elle a arrêté de le bercer. Ça lui faisait trop mal au dos. À elle, comme à lui. «Mais moi, c'était mon moment de bonheur...» Du coup, la cérémonie du dodo est assez expéditive. Il faut dire que les médicaments endorment Philou. «Et voilà, tout est beau Philou, beau dodo !», et le tour est joué. Mais pour quelques heures seulement. Car depuis sa naissance, Diane se lève toutes les deux heures, religieusement, pour aller tourner son garçon, pour ne pas qu'il s'engourdisse. À droite, à gauche, en replaçant ses nombreux coussins. Et ainsi de suite.

Le lendemain : une sortie en famille

Un jour par semaine, l'hiver, Sylvain prend congé. Et Philou ne va pas à «l'école». Ensemble, en famille, «comme une vraie famille», ils organisent une sortie. Si, quand Philou était petit, les passants leur souriaient, l'indifférence est aujourd'hui flagrante. «Les handicapés, plus ils grandissent, plus leur état s'aggrave, explique sa soeur Camille. Physiquement, il y en a qui se déforment. Ça commence à être plus épeurant. Les gens ont du dédain, un peu.»

Or, si avec les années, les enfants de leurs amis finissent par quitter le nid, Diane et Sylvain savent, eux, que Philou ne partira jamais. Ou du moins pas comme les autres. «Nous, il ne partira jamais de la maison. Il ne nous est pas prêté, notre enfant, lance Diane. Il est dépendant. Il ne sera jamais indépendant. Il va rester notre bébé. Tout le temps...»

Rendez-vous dans sept ans.

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse

«Son bonheur à lui, c'est ça qui fait le mien!», confie Sylvain Brosseau, père de Philou.

La vie en quatre défis

Quatorze ans à changer des couches, à faire des purées, à se lever la nuit, toutes les deux heures. Quatorze ans à s'occuper d'un bébé qui ne grandira jamais mentalement, même s'il a désormais le corps d'un adolescent. Les défis? Immenses. Innombrables. Limite insurmontables. En voici quatre. 

1. Le poids

C'est tout bête. Et pourtant. C'est existentiel : le poids. Philippe pèse désormais 38 kg. Or, comme il ne peut évidemment pas bouger seul, se lever seul, encore moins aller aux toilettes seul, il faut le porter. Partout. Tout le temps. D'où les sorties de plus en plus limitées. Notamment l'hiver, sur les trottoirs enneigés. Diane Chênevert, sa mère, a le dos en compote. Et même si elle a fait installer des rails au plafond dans sa chambre pour pouvoir le lever avec un lève-personne, elle ne s'y résigne pas. «Dans ma tête, il n'est pas rendu là. Pour moi, c'est encore mon petit bébé, dit-elle. Parce que quand je ne vais plus être capable de le soulever et que je vais devoir le lever avec une machine, oui, ça va être un deuil de plus à faire. Il se détériore. On ne se le cachera pas...»

2. Le poids, bis

Tout est plus lourd, au sens propre comme figuré. «Ce qui était déjà difficile est devenu encore plus difficile. Tu t'aperçois de tout ça et tu te dis ouf, c'est pas mal plus difficile qu'on pensait!», dit sa mère. Pour une simple sortie chez des amis, imaginez la motivation qu'il leur faut : préparer les purées, les médicaments, les serviettes pour éponger le plancher (à cause des grosses roues de son fauteuil, perpétuellement enneigées), alouette. On est loin du sac à couches du nouveau-né. «On se donne bien plus de coups de pied au derrière parce que sinon, on serait exclus...», fait valoir Sylvain Brosseau, le père. Et parfois, malgré toute leur bonne volonté, ils le sont. En témoigne le commentaire de cette dame, qui leur a lancé, dans une file pour aller ramasser un cornet de crème glacée : «Vous n'avez pas honte? Nos enfants n'ont pas besoin d'être exposés à ÇA!» «C'est très "rough", et je sais que ça ne va pas aller en s'améliorant...» 

3. La fatigue

«Je suis fatiguée, fatiguée chronique, avoue Diane Chênevert. Rappelez-vous comment vous étiez super fatigués avec votre nouveau-né. Eh bien! la fatigue chronique, c'est ça.» Ça, multiplié par 14 années. À une certaine époque, elle buvait jusqu'à 14 cafés par jour. Aujourd'hui, elle est retombée à un, voire deux maximum. «Dans le fond, ça gobait mon énergie tellement ça m'énervait. J'ai commencé à boire des tisanes, de l'eau. Si je suis vraiment trop fatiguée, je me parle...» N'empêche que sa fragilité est palpable. Sa voix tremble et ses yeux mouillent rapidement quand elle parle de Philou, de sa maladie, ou de son avenir, surtout.

4. La vie de couple

S'il est difficile de savoir combien de couples avec enfants handicapés se séparent, une étude de l'Institut de la statistique du Québec confirme que les défis sont particulièrement élevés pour ces familles : 81 % des parents disent vivre un stress ou souffrir de dépression. Parmi les parents séparés, 77 % confirment que l'état de santé de leur enfant en a été la cause. «La moitié des couples se séparent de toute façon. Nous, ce qu'on a appris de cette aventure-là, c'est que ça réenligne tes valeurs, signale Sylvain Brosseau. L'arrivée de Philou nous a obligés à nous recentrer vers autre chose que notre carrière et notre nombril.» Si leur couple est toujours intact, poursuit-il, c'est aussi parce qu'ils ne sont pas une famille «typique» et ont nettement plus de moyens financiers que la moyenne. De toute évidence, la voiture adaptée, l'ascenseur dans la maison et l'aide ménagère allègent beaucoup leur quotidien.

«Et je m'excuse, mais la société offre zéro support. Quand tu n'as pas de moyens financiers, un enfant handicapé, c'est l'enfer...»

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse

Diane Chênevert soulève encore son garçon à bout de bras et ne se résigne pas à utiliser un lève-personne. «Dans ma tête, il n'est pas rendu là. Pour moi, c'est encore mon petit bébé.»

En chiffres

32 230 (ou 4 sur 100) : Nombre d'enfants handicapés de moins de 15 ans au Québec

De ce nombre, 18 070 (ou 1 sur 2) ont un handicap sévère.

Stress : 

55 % : Pourcentage des parents d'enfants handicapés qui disent que leurs journées sont assez ou extrêmement stressantes.

65 % : Pourcentage des parents d'enfants lourdement handicapés qui disent que leurs journées sont extrêmement stressantes.

Aide : 

51 % des parents d'enfants handicapés souhaiteraient que quelqu'un les aide à s'occuper de leur enfant.

Argent : 

15 % des familles ont connu des problèmes financiers à cause des problèmes de santé de leur enfant handicapé.

23 % des familles d'enfants lourdement handicapés ont connu des problèmes financiers à cause des problèmes de santé de leur enfant. 

Vie de couple : 

36 % des familles ont vécu des problèmes dans leur relation de couple. 

51 % des familles avec un enfant lourdement handicapé ont vécu des problèmes dans leur relation de couple.

Mères : 

Dans 68 % des familles, le travail de la mère est affecté par les incapacités de l'enfant.

Source : Vivre avec une incapacité au Québec, Institut de la statistique du Québec, 2010.

Du répit pour les familles

Il y a 10 ans cette année, Diane Chênevert fondait le Centre Philou, un centre de répit pour les familles de jeunes enfants lourdement handicapés. Le centre, qui a grandi avec Philou, vient récemment d'inaugurer un projet-pilote, pour les adolescents tout spécifiquement : le programme Muscade.

Financé notamment par la Fondation Marcelle et Jean Coutu et par la Fondation McConnell, ce projet-pilote permet d'ajouter des places pour les adolescents et surtout d'ajuster les services pour cette tranche d'âge précisément. En gros, les enfants plus grands du programme Muscade sont pris ici en charge quatre jours par semaine, 24 heures sur 24. Ils dorment, mangent et suivent des «cours» dans des salles de stimulation (art et musique, arts plastiques, développement moteur, salle Snoezelen, etc.), avec un intervenant par enfant.

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse

Né il y a 10 ans, le Centre de répit Philou vient d'ouvrir un projet-pilote spécifiquement pour les adolescents. Baptisé Muscade, le projet fait actuellement l'objet d'une étude d'impact.

D'où l'idée d'inventer, littéralement, ce projet. Non seulement l'enfant handicapé (on parle ici de handicaps physiques et mentaux graves) profite-t-il d'une attention toute personnalisée, mais du même souffle, le parent recouvre une certaine liberté. «Nous, on veut que les parents retournent travailler, aient une vie de famille, explique Diane Chênevert. On veut que quand l'enfant retourne à sa maison, ce ne soit que du bonheur, moins de stress, moins de culpabilité.»

Vrai, le programme Muscade coûte cher : 50 $ par jour pour les familles. «Mais il y a des garderies à ce prix-là, et ce ne sont que des garderies, souligne la fondatrice. Là, le projet permet aux familles de souffler, de reprendre goût à la vie et de recouvrer une certaine qualité de vie...»

Une observatrice réalise ces jours-ci une étude d'impact sur le projet.