Est-ce que l'éducation passe nécessairement par la scolarisation? Hors de l'école, point de salut? Ou la joie d'apprendre est-elle ailleurs? Ici, là, partout à la fois? Nous avons interviewé un « écolo de l'enfance », qui a lancé en septembre un manifeste sur la question. Portrait de sa philosophie. Et de ses limites.

L'écologie de l'enfance en six questions

Il n'est jamais allé à l'école. Son garçon n'y va pas davantage. Pourtant, le Français André Stern n'est ni analphabète ni antisocial. Il a été tour à tour musicien, compositeur, luthier, auteur et journaliste. Aujourd'hui, il est en prime conférencier. Il a lancé en septembre dernier, à Montréal, un manifeste pour une écologie de l'enfance, dans le cadre d'un congrès international du même nom. Nous l'avons interviewé pour discuter de l'apprentissage spontané par le jeu, des vertus de l'enthousiasme et des moyens d'appliquer (ou pas) cette philosophie quand, de notre côté, on travaille et que nos enfants, eux, sont bel et bien scolarisés. Résumé d'un entretien avec un marginal inspirant.

  1. Qu'est-ce que c'est que ça, l'« écologie de l'enfance »?

    Pour André Stern, l'écologie de l'enfance est avant tout une « attitude ». « Au même titre qu'on se rend compte qu'il est impossible de dresser la nature sans conséquences graves sur la planète et qu'un mouvement essaye de prendre le contrepied - l'écologie -, l'écologie de l'enfance a une attitude très proche », dit-il. En gros, au lieu de chercher à « dresser » les enfants, il s'agit ici de miser avant tout sur leur observation. « Il s'agit de rencontrer l'enfant et se rendre compte de son incroyable équipement de base et de son incroyable potentiel », résume-t-il.

  2. Cette philosophie repose sur une très grande confiance en l'enfant. Quel est donc cet « incroyable potentiel » dont vous parlez?

    Vrai, ce n'est dans nos habitudes, en Occident du moins, de faire ainsi confiance à l'enfant. Et pourtant. Que fait un enfant quand on le laisse tranquille? demande André Stern. Il joue, bien sûr. « Or, on ne sait pas ce qui adviendrait d'un enfant si on le laissait jouer toujours. On ne fait pas confiance à ses dispositions spontanées. On croit qu'il virerait analphabète et antisocial. » Or, d'après ses recherches avec le neuropsychologue Gérald Hüther, pour l'enfant, jouer et apprendre sont « parfaitement synonymes ».

  3. Mais quel est l'intérêt d'apprendre ainsi par le jeu?

    « L'enthousiasme! répond tout de go André Stern. On a toujours cru qu'il y avait des gens bêtes et des gens intelligents. Or, c'est faux! Le cerveau n'est pas génétiquement programmé. Il se développe selon l'usage que l'on en fait. Et notre cerveau se développe là où nous l'utilisons avec enthousiasme. » Mieux: selon André Stern, le cerveau de l'enfant baigne « dans un terreau permanent d'engrais, dit-il. En chaque enfant, il y a un génie potentiel qui n'attend qu'une chose: qu'il rencontre la chose qui va l'enthousiasmer! »

  4. Et comment encourager ces fameuses « dispositions naturelles »?

    Il ne s'agit surtout pas d'encourager, en fait (« car on entrerait sinon dans une logique de performance »), mais plutôt de ne pas « freiner » l'enfant. « Il ne faut pas qu'il y ait de rapport de pouvoir avec l'enfant. On ne l'encombre pas, on ne l'interrompt pas, il n'est pas nécessaire de l'encourager, on laisse tout simplement les choses se faire! »

  5. La suite logique de cette philosophie, c'est évidemment de ne pas envoyer son enfant à l'école et de le laisser faire ses apprentissages, par lui-même, en jouant, à son rythme et selon ses curiosités?

    « Je ne me positionne pas contre l'école, mais oui, c'est la logique ultime de la réflexion », avoue-t-il. Selon lui, si un enfant est capable ainsi de se passionner avec tant de sérieux (et quiconque a un jeune enfant passionné par les escargots, le hockey ou les camions à ordures comprend exactement le sérieux dont il est ici question), « on ne peut pas envisager de l'interrompre! », dit-il, ni pour aller à l'école, apprendre à lire ou compter, apprentissages qui finiront par arriver, quand l'enfant y trouvera son chemin enthousiasmant.

  6. Dans la vraie vie, tout le monde ne peut toutefois pas concrètement adopter cette « attitude ». Car elle nécessite sinon des parents hyper disponibles, du moins un solide réseau social. Alors, est-ce possible d'adopter cette attitude « écologiste » tout en travaillant et en ayant des enfants scolarisés?

    « Ce n'est pas à moi de répondre à cette question, répond habilement André Stern. C'est à chacun de voir son seuil de tolérance. Pour moi, c'est intolérable. Mais avec mon manifeste, l'idée, c'est de communiquer ce spectre des possibles, dit-il. Et chacun va inventer sa solution. Il n'y a pas de recette miracle. » Certaines familles dont les enfants vont à l'école adoptent cette philosophie à la maison, illustre-t-il. Son propre fils ne passe d'ailleurs pas ses journées à la maison (« il n'y a rien de pire que de rester à la maison, c'est comme rester enfermé dans une classe! »). Que fait-il ? Dernièrement, sa passion pour une moissonneuse-batteuse lui a permis de passer une journée inattendue sur un camion. « Et ça, c'est un exemple. Mais ces trucs inattendus se multiplient. Un filet tridimensionnel se développe autour du jeune quand on le laisse aller dans son environnement avec ses dispositions spontanées! »

Le personnage

En 2009, André Stern publie un récit autobiographique, ... Et je ne suis jamais allé à l'école, histoire d'une enfance heureuse, aux éditions Actes Sud.

Il y raconte son enfance atypique (« Je trouve toujours étrange de constater que quand je raconte ce que j'ai vécu, c'est perçu comme exceptionnel, alors que c'est la chose la plus naturelle »), loin des bancs d'école, mais en famille, avec son père (chercheur et pédagogue) et sa mère (institutrice). Il y décrit tour à tour ses passions pour la dinanderie, la photo, la musique, les langues. Surtout, il insiste sur les rencontres qu'ont permises ces passions et les différents apprentissages qui en ont découlé, toujours guidés par sa curiosité. Sans vouloir donner de leçon de morale ni d'anticonformisme à personne, ni surtout proposer de recette miracle, il espère toutefois inspirer, se voulant « un appel à la liberté, à la diversité et à la confiance ».

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La déscolarisation en cinq temps

En 2002, l'Ontarienne Pam Laricchia a mis de côté sa carrière d'ingénieure pour déscolariser ses trois enfants. Elle écrit depuis sur la question et son dernier livre, Free to Learn, est arrivé en librairie le mois passé. Elle y présente très clairement les grandes lignes de son mode de vie.

  1. L'apprentissage autrement, sous l'angle de l'enfant

    On n'enseigne pas ici à l'enfant. Mais l'enfant apprend à son rythme, selon ses intérêts. Du coup, souvent dans la joie. Peu importe le lieu. Peu importe l'âge.

  2. Selon l'intérêt de l'enfant

    Non, on n'apprend pas que dans une salle de classe, assis entourés d'enfants du même âge. Dans la vraie vie, on apprend tout le temps, partout, n'importe quand. À l'épicerie comme en jouant au Monopoly.

  3. Laisser l'enfant faire et assumer ses choix

    Il ne s'agit pas ici du parent qui choisit pour l'enfant, ou qui le guide dans le droit chemin. C'est à l'enfant de choisir par lui-même. D'apprendre à faire les bons choix, pour lui. Parce qu'on apprend de nos réussites. Et de nos erreurs. Un exemple parmi mille? Pourquoi forcer un enfant à mettre un chandail? Il verra bien par lui-même qu'il fait froid dehors.

  4. Dire oui, au lieu de non

    Bien sûr, un « non » permet au parent de contrôler l'environnement. Mais un « oui » donne la liberté à l'enfant de l'explorer.

  5. Vivre ensemble

    Est-ce que donner droit de parole aux enfants dans la famille mène nécessairement au chaos? Essayez, pour voir. Souvent, quand on arrête d'essayer de les contrôler, les enfants prennent plus de responsabilités. D'une dynamique hiérarchique, on découvre les avantages de la coopération.

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Un phénomène marginal au Québec

Définie pour la première fois dans les années 70 par le professeur américain John Holt, la déscolarisation, baptisée « unschooling », demeure relativement marginale au Québec.

Les adeptes du « unschooling » partagent tous cette foi en la curiosité innée de l'enfant, et des apprentissages spontanés qui peuvent en découler. À noter, on est ici très loin de l'école à la maison. Les enfants déscolarisés ne suivent pas de cursus scolaires, même si officiellement, ils sont tenus de se rapporter à leur Commission scolaire. Ils évoluent à leur rythme. Plusieurs « unschoolers » se disent d'ailleurs aussi loin de l'école à la maison que de l'école tout court.

Quatre observateurs se prononcent

ÉGIDE ROYER

Psychologue et professeur titulaire en adaptation scolaire à la faculté des sciences de l'éducation de l'Université Laval. Grand spécialiste des questions de la prévention de l'échec et de l'abandon scolaires.

« Il est assez universellement reconnu qu'il y a une plus-value réelle à envoyer un enfant à l'école. Moi, je suis spécialisé dans les jeunes en difficulté, avec des difficultés intellectuelles ou des problèmes d'adaptation. Je suis psychologue de métier. [...] Je me préoccupe des 20 % de jeunes au Québec qui ont des difficultés majeures à fonctionner à l'école, et l'état des recherches ne nous dit pas de valoriser d'abord le jeu. En tout cas, moi, ce n'est pas du tout ce que je recommanderais. [...] Favoriser le développement d'un enfant autiste, par exemple, cela passe tellement par l'intervention! [...] Un Québécois sur cinq est considéré comme totalement analphabète fonctionnel. On aura beau être des semeurs d'enthousiasme, j'aurais énormément de problèmes éthiques à dire que c'est là LA solution. Moi je suis pour une école de la meilleure qualité possible, avec les meilleurs enseignants possible. Qu'ils soient peut-être ouverts à cette philosophie de l'écologie de l'enfance, mais qu'ils soient des enseignants pareil! Je trouve que c'est tellement déstructuré et non structuré comme philosophie! [...] Vous savez, l'enfant naturellement recherche la stimulation, il faut qu'elle soit présente aussi. [...] Tout le monde n'habite pas à côté d'une bibliothèque. Pour beaucoup d'enfants, l'école augmente la stimulation. Pour beaucoup d'enfants, l'école est une merveilleuse deuxième chance! »

CHARLES CAOUETTE

Professeur honoraire au département de psychologie de l'éducation à l'Université de Montréal, cofondateur de l'école publique Jonathan, considéré comme le père de l'école alternative au Québec.

« Il est grand temps qu'on ramène les droits de l'enfant à l'avant-plan. Qu'on respecte les enfants davantage. On intervient tellement très très très tôt auprès d'eux, on est tellement pressé de faire pousser les enfants. Et on les prive de toute leur enfance! Ils ont le droit de vivre dans la joie et la sérénité. La logique de l'écologie de l'enfance, c'est ça: que le parent arrête de pousser l'enfant. Qu'on arrête de les stresser. Et que l'école soit un milieu de vie qui permette de découvrir. Que l'école permette la joie de découvrir, à partir de tous les intérêts, toutes les passions de l'enfant. Que l'école soit un lieu de plaisir d'apprendre, sans contexte de compétition. Les parents se posent tellement de questions. Or, la philosophie de l'école alternative c'est ça: c'est l'école de l'enfant, dans le respect de la croissance de l'enfant. [...] Mais si l'école devient une usine comme elle l'est actuellement, on déforme et l'enfant, et son processus d'apprentissage naturel. Parce que l'enfant apprend en jouant! Et c'est ça qu'on détruit en disant: «maintenant, tu vas apprendre». Beaucoup d'enfants apprennent de manières différentes. Et tout de suite on s'inquiète. On est injustes et cruels envers les différences. Or, tous les enfants sont différents. »

BENOÎT HAMMARRENGER

Neuropsychologue et fondateur de la CERC (Clinique d'évaluation et réadaptation cognitive)

« On apprend en sortant de notre zone de confort. L'apprentissage, nécessairement, passe par l'effort. [...] Ce n'est pas agréable, ce n'est pas le fun, mais dans le fait de persévérer, on force un chemin au niveau du cerveau, et ce faisant, on crée un apprentissage. [...] Apprendre par le jeu? Je n'y crois absolument pas. Évidemment, on va faire un apprentissage par le jeu. Mais il y a là une image un peu idéaliste et rêveuse: on nous présente un enfant dans un pré, qui apprend à compter les papillons, face à la méchante école. Mais un enfant qu'on laisse à lui-même va faire quoi? Il va regarder la télé, jouer à des jeux vidéo. Il ne va pas progresser tout seul. Ces histoires-là, c'est anecdotique. C'est comme si je vous disais que ma grand-mère a fumé toute sa vie et qu'elle a vécu jusqu'à 102 ans, donc la cigarette n'est pas dangereuse? [...] Ça n'est pas scientifique. [...] Peut-être que André Stern [voir autre texte] avait des capacités d'apprentissage et une autonomie particulière, mais ça n'est pas nécessairement le cas de tous les enfants. [...] Non, on n'apprend pas toujours dans le plaisir. Il y a même quelque chose de dangereux à véhiculer ça. [...] Il peut y avoir des conséquences graves à sortir un enfant de l'école. Ça sonne un peu sectaire comme affaire. [...] Et il ne faut pas oublier les autres apprentissages qu'amène l'école, la socialisation de l'enfant, et le respect de l'autorité, qui permettent de respecter ensuite l'autorité en société. Si on laisse un enfant établir ses propres règles, alors quoi? Ça ne se passe pas comme ça ensuite dans la vraie vie. »

CHRISTINE BRABANT

Professeure adjointe à la faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal et auteure de L'école à la maison.

« Ce qui est vraiment délicat, c'est que c'est une vision de l'éducation qui est nouvelle. Bien sûr, il y a eu Summerhill (NDLR une école d'inspiration libertaire fondée en 1921 en Angleterre), mais cela se passait dans le contexte d'une école. Donc il n'existe pas de mesure, de connaissance sur les possibilités, les succès ou échecs, ou les facteurs de risque de ne pas envoyer un enfant à l'école (et de ne pas non plus lui faire l'école à la maison). Quand on présente cette philosophie comme une panacée, c'est comme si on disait que ça convenait à tous les enfants, dans tous les contextes. Je pense qu'André Stern a grandi dans un contexte très très riche sur le plan culturel et sans difficulté d'apprentissage. Mais il y a une prudence à avoir. Il y a des enfants qui pourraient voir des difficultés d'apprentissage apparaître, il y a aussi des familles culturellement moins riches. Et il y a aussi toujours un double discours. Car sous une apparence d'insouciance, d'après mon observation sur le terrain, il s'agit plutôt de parents très présents. Ils ont tout plein de livres dans la maison, discutent politique au souper. Ce ne serait pas la même chose dans une famille où il n'y aurait pas ça. Si on avait des parents analphabètes, ou avec des troubles de santé mentale, on n'aurait pas ça... »