Wilfrid et Marie-Denise Solages avaient tout pour être heureux. De bons emplois, une grande maison à Boucherville, un bébé en route. Mais les choses ont mal tourné pour eux. Très, très mal tourné.

Marie-Denise a perdu l'enfant. Son médecin a été clair: elle était incapable de concevoir. Anéantis, les Solages se sont tournés vers l'adoption internationale. Et c'est tout naturellement qu'ils ont opté pour Haïti, leur pays d'origine, qu'ils avaient quitté pour le Québec, dans les années 60.

«On savait ce qui se passait en Haïti, dit Marie-Denise. On connaissait la souffrance des enfants.» Le couple a voulu en sauver deux. En 1994, ils ont trouvé Henry, 4 ans, et Marie-Christine, 5 ans, qui végétaient dans un orphelinat sordide de Port-au-Prince.

À leur arrivée au Québec, les enfants étaient dans un état pitoyable. «Henry était presque mort, se rappelle Marie-Denise. Il souffrait de malnutrition. Son abdomen était proéminent, ses cheveux tombaient par poignées. Il avait 4 ans, mais il ne parlait pas. Il grondait.»

Bientôt a commencé la ronde des médecins, orthopédagogues et pédopsychiatres. Les enfants étaient profondément traumatisés par leurs années d'orphelinat. Marie-Christine semblait encore plus affectée qu'Henry. «Quand je la prenais pour l'embrasser, elle n'était pas capable, elle fuyait», raconte Marie-Denise.

Le comportement de la petite fille était aussi déroutant que destructeur. «Elle soulevait son matelas pour faire caca en dessous. Elle démembrait ses poupées. J'avais un oiseau, elle l'a écrasé vivant entre ses mains. Elle ne pouvait mettre les pieds dans un autobus scolaire, parce qu'elle en ouvrait les portes pour pousser les enfants dehors...»

L'intimité d'une famille lui étant insupportable, la fillette a tout fait pour rompre le fil ténu qui la reliait à ses parents adoptifs. Elle a réussi. «On n'en pouvait plus, dit Marie-Denise. Un jour, elle m'a dit: «Je n'aime pas ça, ici, je veux retourner en Haïti.» On ne pouvait pas la retenir. On l'a retournée là-bas.»

Marie-Christine avait 7 ans.

PHOTO FOURNIE PAR MARIE-DENISE SOLAGES

Henry et Marie-Christine, le jour de leur arrivée à Boucherville, en 1994.

La DPJ alertée

Les problèmes d'Henry ont commencé plus tard, à l'école. «Il se présentait avec une boîte à lunch vide et nous accusait de ne pas le nourrir. Un jour, en nettoyant la haie qui borde notre terrain, j'ai trouvé les canettes de V8, les muffins et les sandwichs que je lui préparais tous les matins. Il vidait sa boîte à lunch avant de grimper dans l'autobus scolaire!»

Le garçon piétinait aussi ses vêtements avant de les enfiler. Il accusait ses parents de le négliger et de le battre avec des câbles électriques. «Il avait fait une chute en vélo et s'était blessé à l'épaule; c'était nous. Il s'était cassé une dent dans la cour d'école; c'était nous...»

Inévitablement, la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) a fini par recevoir un signalement de l'école. C'était en février 2000. Pour les Solages, ç'a été un choc terrible. «On a pris un avocat.»

En novembre 2000, le couple s'est engagé à ne pas se rendre en Haïti avant la fin du processus judiciaire. L'été suivant, ils y sont allés malgré tout, avisant la Cour par l'entremise de leur avocat. «Ce n'était pas ça qui allait nous retenir de prendre nos vacances», se justifie Marie-Denise.

PHOTO FOURNIE PAR MARIE-DENISE SOLAGES

Henry Solages fréquentait une école privée en Haïti. On le voit ici à droite, avec des camarades de classe.

Un traitement recommandé

Mais le couple désespéré n'allait pas en Haïti que pour des vacances. Dès son arrivée, il a consulté une psychiatre de Port-au-Prince. Diagnostic: «trouble de comportement» et «complexe d'infériorité lié à la couleur de sa peau». Traitement recommandé: «garder l'enfant dans son milieu d'origine», lit-on dans le dossier médical du garçon.

Les Solages ont cherché une pension. Une école privée. Et Henry, 11 ans, n'est pas rentré au Québec avec ses parents. «J'envoyais de l'argent tous les mois, pour la pension, l'école, la nourriture. J'ai encore tous les reçus», dit Marie-Denise en exhibant un paquet de factures. «On a dû dépenser près de 100 000$ au total pour cet enfant», dit son père, Wilfrid.

Au fil des ans, le couple a dû retourner deux fois en Haïti pour changer son fils de pension. «Je leur avais dit de ne pas laisser traîner des allumettes. Un jour, la fille de la propriétaire m'a appelée. Elle m'a dit: «Je vous jure, cet enfant, c'est le diable en personne. On ne peut plus le garder. Venez le chercher, il va tuer ma mère», raconte Marie-Denise. Il avait mis le feu.»

En novembre 2007, le téléphone a sonné très tôt chez les Solages. C'était le Journal de Montréal. «Votre fils est dans la rue et il mange dans les poubelles», a dit le journaliste au bout du fil. Marie-Denise était estomaquée. En panique, elle a appelé à la pension. «Qu'arrive-t-il avec Henry?», a-t-elle demandé. «Henry est là, il mange à côté de moi», lui a-t-on répondu.

Le journaliste avait reçu la «lettre du mensonge», selon Marie-Denise, dans laquelle Henry affirmait «traîner sous les galeries» depuis son abandon, et fouiller dans «les ordures nauséabondes pour subsister».

C'était bouleversant. Henry a été rapatrié au Canada en quatrième vitesse.

Wilfrid Solages n'en veut pas tant à Henry qu'aux autorités canadiennes. «Personne n'a jamais voulu nous écouter.» L'attitude d'Ottawa aurait été moins cavalière si Henry avait été pensionnaire dans un pays riche, croit-il. «Est-ce que le Canada arracherait un enfant aux études en Allemagne ou aux États-Unis sans la permission de ses parents? Non, mais en Haïti, il se permet de le faire.»

Henry, souligne-t-il, n'était même pas citoyen canadien. «C'était un enfant en pension dans son propre pays. Or, dans cette «opération de sauvetage», les autorités haïtiennes n'ont jamais été consultées, et notre fils a été rapatrié sans notre consentement. Pour nous, c'est un enlèvement.»

PHOTO FRANÇOIS LAPLANTE DELAGRAVE, COLLABORATION SPÉCIALE

Henry Solages a passé six ans en Haïti. Cette photo a été prise peu avant son rapatriement au Canada, en novembre 2007, dans la chambre de la pension où il habitait à Piétonville.

Ni bons ni méchants

Ce n'est pas l'histoire d'un enfant abandonné aux rues de Port-au-Prince. Ce n'est pas non plus l'histoire d'un enfant terrible, qui a tout fait pour briser ses propres parents. C'est, d'abord et avant tout, l'histoire d'une adoption internationale qui a horriblement mal tourné.

Marie-Denise et Wilfrid Solages rêvaient d'avoir «une belle petite famille unie, sans histoire», a analysé la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) dans un rapport d'orientation, dont des extraits ont été cités dans un jugement de la chambre de la jeunesse, en 2008. «Mais ce rêve s'est transformé en cauchemar puisqu'ils ont adopté deux enfants avec de grandes problématiques et qu'ils n'ont pas été capables d'y faire face.»

«Est-ce que les parents ont été outillés quant à la possibilité d'avoir des enfants présentant des troubles de la conduite et de l'attachement sévère?», s'est demandé la DPJ. 

Clairement pas, répond Wilfrid Solages. «Le problème, ce n'est pas seulement Henry. C'est l'adoption internationale qui est à revoir. Nous avons voulu faire un bien, et cela ne nous a causé que de la tristesse et de la souffrance. Henry, c'est un enfant troublé comme plusieurs autres. Si on avait eu l'encadrement nécessaire...»

Tout le monde sort perdant de cette triste histoire. 

«Il y a des jeunes qui n'aiment pas leurs parents, mais au moins, ils en ont, souffle Henry. Quand tu n'as pas de famille, c'est vraiment dur. Tu ressens un vide continuellement.»

Il souhaiterait renouer avec ses parents. Mais c'est trop tard, dit sa mère, Marie-Denise. «Il est venu sonner chez nous, l'an passé. Je n'ai pas ouvert. Pourquoi essaie-t-il d'entrer en contact, s'il ne nous aime pas? On n'a pas le droit de le haïr, mais on a trop souffert. C'est fini. C'est fini.»