Depuis quelques mois, le sommelier François Chartier est « consultant en harmonie » pour le temple de la cuisine moléculaire, le célèbre restaurant elBulli du chef catalan Ferran Adrià. Les recherches de notre collaborateur l'ont amené à décortiquer les molécules présentes dans les vins, les cépages et les aliments. Conclusion ? Des parentés étonnantes entre les ingrédients ! Miso et noix de coco grillée, asperges et framboises, menthe et sauvignon blanc, coriandre ou citron et riesling...

Il y a actuellement en Espagne, non loin de Barcelone, un très grand chef qui travaille avec toute une équipe de cuisiniers, sommeliers et autres artisans de la restauration, totalement décalée et allumée. Leur but : repousser la cuisine au-delà de ses limites, la réinventer, en jouant avec les molécules de notre nourriture comme s'il s'agissait d'un jeu de construction.

Ce chef s'appelle Ferran Adrià et son restaurant, elBulli.

Tout a commencé il y a une quinzaine d'années quand Adrià et son équipe, déjà bons cuisiniers, ont décidé d'aller plus loin que leur restauration traditionnelle en lançant un véritable laboratoire de recherche dont le but serait de défier la chimie culinaire comme elle ne l'avait jamais été. Soudainement, leur cuisine s'est mise à s'éclater. Les liquides sont devenus solides, les solides gelées, les gelées écumes. Et les saveurs ont même commencé à planer dans des vapeurs au-dessus des bouchées.

On ne compte plus les étoiles, médailles et honneurs auxquels ils ont eu droit avec toutes ces acrobaties de haute voltige. Consacré meilleur restaurant du monde par la célèbre liste du magazine Restaurant en 2002, 2006, 2007 et 2008, elBulli trône solidement au gotha de la gastronomie.

Obtenir une réservation dans ce temple pour fin palais n'est pas facile - le restaurant n'est ouvert que sept mois par année -, mais cela n'a pas empêché le sommelier François Chartier, il y a cinq ans, de donner son nom afin d'y avoir deux places pour célébrer ses 40 ans. Il était alors loin de se douter que cela le mènerait un jour directement aux cuisines d'elBulli.

Car depuis le début de l'hiver, Chartier est devenu « consultant en harmonie » au restaurant de Ferran Adrià.

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Dans le monde de la gastronomie, el- Bulli - qui se situe à Roses, sur la côte catalane au nord de Barcelone - est une sorte de Mecque. Un lieu unique. Non seulement parce que la cuisine qu'on y produit est exceptionnelle, mais aussi parce que la façon de fonctionner du restaurant est différente de partout ailleurs : six mois par année, la table est fermée pour que le chef et son équipe puissent faire de la recherche. Inventer. Découvrir de nouvelles façons de fixer les saveurs et de déconstruire nos aliments pour mieux les recomposer. Ainsi, un morceau de parmesan devient une guimauve, une olive éclate sous la dent, devenue bulle éphémère, une betterave fond en mousse...

C'est dans le cadre de toute cette opération de recherche que Chartier a été recruté.

« On se connaît depuis plusieurs années et j'ai toujours apprécié son travail avec les vins, les produits, et ses explications pour les mariages et ses recherches dans ce domaine », explique Juli Soler, le directeur de elBulli. « C'est pour cela que depuis cette année, on travaille ensemble à el Bulli et dans notre atelier à Barcelone, afin de découvrir et de partager des détails très intéressants sur les aliments et la façon de les travailler en cuisine. »

En gros, explique Chartier, qui est actuellement terré dans sa maison de Mont-Rolland pour y terminer un livre et qui travaille donc par courriel avec l'équipe d'Adrià en Espagne - il s'est rendu en Catalogne en décembre et y retournera au printemps -, la collaboration porte sur les mariages mets et vins, mais va au-delà. Elle touche aussi la composition chimique des saveurs de tous les aliments. « Je suis en train de partir dans toute une autre direction et ils ont embarqué là-dedans. »

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Pour bien comprendre ce que Chartier fait pour elBulli, il faut cependant revenir un peu en arrière.

D'abord, Chartier est sommelier. Sa spécialité : les accords mets et vins. L'automne dernier, il a publié son 13e guide annuel sur la question, La Sélection Chartier 2009, et il publie une chronique dans La Presse sur le sujet depuis sept ans. Durant les années 90, il a longtemps collectionné les prix de sommellerie, dont, en 1994, le premier prix dans un concours mondial de sommellerie spécialisée en vins français, organisé par Sopexa.

Comme tout sommelier, en travaillant sur les accords, il s'est d'abord intéressé aux arômes et aux saveurs des crus afin de créer des harmonies basées sur les points en commun entre les aliments et la bouteille.

Puis, à force de trouver des combinaisons gagnantes qui affichaient certaines constantes, ils s'est rendu compte que certains vins, ou du moins certains cépages, avaient des saveurs systématiquement proches de certains aliments. À partir de là, ceux qui le lisent régulièrement dans La Presse l'ont vu écrire sur ces ingrédients qu'il nommait les « Sésame, ouvre-toi » des aliments, souvent des ingrédients utilisés dans les assaisonnements, qui permettaient de faire des harmonies presque automatiques avec certains cépages et donc certains vins. Menthe, basilic ou persil dans la sauce ? Alors foncez sur les sauvignons blancs. Dominante de coriandre et/ou de citron ajoutée après la cuisson ? Prenez du riesling...

« Pour aller plus loin, c'est là que je me suis dit que j'allais essayer de chercher quelles étaient les molécules qui se cachaient derrière ça », explique le sommelier.

Et c'est ainsi, affirme-t-il, qu'il a vu tout un monde d'harmonies moléculaires s'ouvrir à lui. Car ce n'étaient plus seulement les cépages et les aliments qui avaient des molécules communes, mais aussi certains aliments entre eux, aliments dont on ne soupçonnait pas la parenté aromatique. Miso et noix de coco grillée, asperge, framboise et câpre...

Et c'est là-dedans que les gens d'elBulli ont embarqué.

« Connais-tu la sinégrine, me lance Chartier, tout emballé. Regarde, regarde, il y en a dans le chou-fleur, dans la papaye, dans les fleurs de wasabi... »

On l'écoute, et tout de suite on commence à se demander quelles concoctions Adrià et son équipe vont commencer à bâtir à travers tout cela. Asperge et kiwi, peut-être ? Avec un peu de sésame ?

Chartier n'est pas chimiste, alors pour aller trouver quelles molécules sont dans les aliments, il s'est plongé dans les livres. Sur son bureau, dans le sous-sol de sa maison rempli de bouteilles de vin, de contenants d'épices et de 33 tours de jazz, s'empilent aussi les livres universitaires, d'énormes publications remplies de formules chimiques dont il a appris, avec les années, à tirer des idées.

« Dans le miso, par exemple, il y a des esters fruités qui ont un goût d'ananas », explique-t-il. Ou alors : « Les pyrazines du sauvignon blanc nous mènent aux asperges et aux pois verts. »

À elBulli, de toute évidence, on apprécie bien ce genre d'exploration. « Sa façon de travailler est unique, explique Juli Soler. C'est très technique et scientifique. Mais c'est, surtout, très gastronomique. »

Le prochain livre de François Chartier, Papilles et molécules (Une nouvelle approche scientifique gourmande pour une meilleure compréhension des aliments, des vins et de l'harmonie vins et mets), sera publié en mai aux Éditions La Presse.

Du côté d'ElBulli

Cette année, elBulli ouvre exceptionnellement à la mi-juin plutôt qu'en avril et fermera avant Noël. Comme chaque année, cependant, le calendrier de réservations est déjà archi-plein. Mais sur le site web, on ne décourage pas les gourmands d'appeler une fois de temps en temps... Il y a parfois des annulations !

> Chartier aura-t-il une influence sur le menu ? « Bien sûr, quelques recettes de notre nouveau menu auront été influencées par tout ce travail », affirme Juli Soler.

> Les repas d'elBulli comptent généralement une trentaine de plats !

> Quelques créations d'elBulli parmi les plus célèbres : crème glacée chaude, gelée d'eau de mer, cervelle de lapin et anémone de mer.

> Ferran Adrià à L'Express : « 2009 sera la meilleure année dans l'histoire d'elBulli »

 

Photo fournie par François Chartier

Ferran Adria et François Chartier, dans la cuisine laboratoire d'elBulliTaller, en plein travail de création harmonique pour le menu 2009, avec le chef Oriol Castro et l'équipe de recherche du elBulli