Le vétérinaire a laissé les gants, de ceux si longs qu'ils couvrent de la pointe du majeur au creux de l'aisselle avec ces mots : « juste au cas ».

LES GANTS

Stéfane Funaro s'en rappelle très bien, parce qu'il avait retenu, lui, ou espéré, qu'ils resteraient à jamais dans le tiroir, bien sagement à leur place. Mais le destin ne la fait pas si facile aux néophytes, il semble parfois prendre un malin plaisir à tester leur débrouillardise. Deux semaines plus tard, quand tous les vétérinaires du coin étaient par un malin hasard absents, Henri s'est pointé, le museau en premier, les pattes coincées dans le ventre de sa mère. Stéfane a sûrement échappé un juron, mais il les a enfilés, les fameux gants, pour retourner le pauvre poulain et délivrer Tammy d'un accouchement dont aucun des deux n'aurait sans doute survécu, en essayant de se rappeler les informations qu'il avait glanées ici et là sur l'internet dans les jours d'avant.

Précision : Stéfane Funaro est intégrateur web de profession. Pas vétérinaire. Pas fermier. Enfin, si, mais depuis cinq ans seulement, depuis qu'il a embrassé le projet de son amoureuse et s'est installé à la campagne pour élever des chevaux, sa grande passion à elle.

L'AMOUR

Stéfane doit d'ailleurs vraiment, vraiment l'aimer beaucoup, passionnément, à la folie, cette jolie brunette qu'est Marie-Ève Lafrenière. Stéfane, c'est un urbain, un gars qui a toujours habité dans le coeur du Plateau Mont-Royal, aimé sortir faire ses courses à pied, voyagé à vélo, le gars qui n'avait même pas encore de permis de conduire à 34 ans et jamais vraiment aimé la campagne et ne savait même pas, d'ailleurs, monter un cheval. En 2011, il décide pourtant avec Marie-Ève de quitter la métropole pour acheter une fermette à Saint-Norbert, tout au bout d'un rang tout tranquille où les voitures passent plus rarement que les hirondelles, tout à l'opposé de son ancienne avenue Laurier chouchoute.

LES 12 MÉTIERS

La liste des choses que Stéfane a dû apprendre depuis son exode à la campagne est impressionnante. Il a passé son permis, il va sans dire, puisque l'épicerie la plus proche est à 20 minutes de voiture. Puis il a appris à conduire le tracteur, le quatre-roues, à faire les foins, à s'occuper des chevaux, à commander du sperme d'étalon de compétition par internet, à tailler de manière sélective une forêt, à faire des travaux de plomberie, de mécanique, de soudure, alouette. « Les agriculteurs, ici, ont 12 métiers, il faut être autosuffisant sinon on n'y arrive pas financièrement. » Être autodidacte n'est pas une option : c'est essentiel.

« C'est vraiment ce qui m'a sauvé, ici. Quand tu entreprends un changement comme ça, c'est sûr que tu sors de ta zone de confort, de ce que tu connais. Si tu n'oses pas poser des questions, si tu n'aimes pas chercher, tu ne t'en sors pas. Il faut faire preuve d'humilité. »

LES VOISINS

Quand il lui a fait part de son projet, le frère de Stéfane a parié qu'il ne tiendrait pas six mois. Ses nouveaux voisins ne devaient pas être bien plus généreux. « J'espère que j'ai fait mes preuves, mais je sens que je n'ai pas encore de crédibilité auprès des fermiers. On me surveille encore », dit-il. N'empêche qu'il s'est développé une belle relation d'entraide au fil des ans, il peut compter sur ses voisins et inversement. À chacun ses forces : c'est lui, par exemple, qui mène le dossier pour l'implantation de la fibre optique pour l'internet dans le secteur. L'été, les voisins viennent prendre leurs courriels dans sa véranda et profiter de son réseau sans fil.

PHOTO IVANOH DEMERS, LA PRESSE

PHOTO IVANOH DEMERS, LA PRESSE

Stéfane et sa copine Marie-Ève

RINGO

Il s'appelle Ringo. Il donne deux bisous - un sur chaque joue - quand Stéfane lui dit « Bisous », un sur la bouche quand il entend plutôt « bec » et qu'on le récompense d'une arachide. Il aime courir après son immense ballon rouge. Et qu'on lui gratte un peu les fesses. Ringo, c'est le poulain qui a donné la passion des chevaux à Stéfane, quelques années après être arrivé à Saint-Norbert. Il est né un peu plus loin sur le rang, un pelage blanc et brun digne d'un dessin animé et un caractère tout doux, tout coquin. « Il est comme un chien ! Il joue avec moi, il me suit quand je vais courir le matin. » Stéfane ne le monte pas, ce n'est pas son truc. « J'aime mieux lui apprendre des tours, et il apprend encore plus vite que j'ai le temps d'en inventer ou d'en trouver ! » Un cheval heureux, bref, et c'est ce qui compte pour Stéfane et Marie-Ève. Leurs animaux ne sont jamais confinés dans des box, leurs sabots ne sont pas ferrés et ils peuvent aller et venir librement sur les kilomètres de sentiers qu'on a aménagés exprès pour eux.

LES ENVIES

Quand Stéfane revient « en ville », ses oreilles bourdonnent. « Je suis toujours surpris par le bruit qu'il y a. Le stress aussi. Mais il n'y a pas tant de choses que je n'aime pas de la ville. C'est plus que j'aime vraiment la campagne », dit-il. N'empêche qu'il y a UNE chose qui lui manque terriblement - et à Marie-Ève tout autant, confie-t-elle - c'est le plaisir de se faire livrer à manger à la maison. « Tsé, après une grosse journée de travail, on aimait ça commander du viet, de l'indien, on avait le choix à Montréal. Ici, tout est loin, il y a juste une ou deux pizzas qui livrent et... Bref, à la place, on mange des céréales. »

L'ABANDON

Les journées sont longues à la ferme. Il faut faire le train matin et soir - nettoyer la grange, nourrir les chevaux, ramasser les excréments, etc. - et, entre les deux, s'occuper de la ferme, mais aussi travailler sur les contrats que les deux intégrateurs web continuent d'accepter pour assurer un minimum de revenus. Les vacances n'existent pas, les chevaux ne peuvent être laissés à eux-mêmes, alors on oublie la petite semaine de repos dans le Sud dont ils avouent avoir tellement besoin, en ce jour de février glacial. « Abandonner ? Des fois, on y pense, mais je ne regretterai jamais le changement, avance Stéfane. Cela restera toujours une expérience super. »

PHOTO IVANOH DEMERS, LA PRESSE