Chaque printemps, au retour des beaux jours, ils sont des centaines à répondre à l'appel du bois et à s'exiler vers Hearst, Kapuskasing, Prince George et autres contrées lointaines. Du nombre de ces âmes coriaces qui ne craignent ni les moustiques ni les ampoules ni les animaux sauvages ni les tours de reins, plusieurs jeunes femmes s'enrôlent pour reboiser des territoires rasés. En cette Semaine de la Terre, nous avons recueilli quelques récits de «femmes qui plantaient des arbres».

Corinne Smith a consacré cinq étés à mettre des arbustes en terre dans le «fin fond des bois» du Québec et du «nord, nord, nord» de l'Ontario, entre 1996 et 2000. Chaque fois qu'elle rentrait à Montréal, à l'issue d'un contrat qui lui rapportait assez d'argent pour payer ses études et, plus tard, pour voyager, Corinne avait un rituel: elle s'enfilait une bière tout en prenant une longue douche chaude. Le comble du luxe, après 60 jours dans les «champs de coton du Nord».

«Dans le bois, ton monde rétrécit: on vit dans des conditions extrêmes, on dort sur le sol, dans une petite tente. On ne se lave pas pendant sept jours. Parfois, on plante sous la pluie. Donc quand je revenais chez moi, j'appréciais vraiment les petites choses de la vie», raconte cette journaliste au réseau CBC qui se décrit comme «une fille qui adore sa tente et le camping, mais qui aime aussi ses talons hauts et prendre un verre dans un bar d'hôtel».

De ses années de «tree planting», Corinne conserve une certaine nostalgie, des maux de dos, le souvenir d'amitiés très fortes et aussi l'apprentissage d'une concentration pour faire un travail difficile, physique et très répétitif.

«Ça m'a pris du temps à apprendre ce métier-là, à intégrer l'aspect d'autodiscipline qui est essentiel pour faire de l'argent. Même qu'à la fin de ma première année, le superviseur m'a recommandé d'abandonner. Mais comme je suis une fille compétitive, j'ai repensé à mon affaire et me suis dit que j'allais faire de l'argent comme les autres. Je suis retournée et j'ai très bien fait. J'étais alors capable de maintenir la discipline pour tenir le coup pendant 12 heures par jour. À la longue, je gagnais entre 200$ et 300$ par jour.» Sa détermination a porté ses fruits: de cancre du camp, elle est devenue une «high baller» (l'expression dans le lexique des planteurs pour qualifier les meilleurs planteurs).

«Le sexe n'est pas un facteur de réussite. Souvent, celles qui plantent le plus sont les plus petites et les plus minces», relate Alison Brunette, qui a planté pendant cinq ans (un été dans le nord de l'Ontario et quatre en Colombie-Britannique),

Mordre la poussière

Un monde à part, le «tree planting» ? C'est le portrait qu'en fait Charlotte Gill dans son récit Eating Dirt, un bestseller au Canada anglais, qui raconte les 17 ans de labeur dans les forêts de l'Ouest de cette auteure native de Powell River, en Colombie-Britannique.

Dans ce livre autobiographique, Charlotte Gill décrit le désolant paysage des coupes à blanc, le travail à la pièce - 25 cents de salaire par arbre planté -, la compétition entre les planteurs et la camaraderie qui s'installe aussi.

Alison Brunette se reconnaît dans la description de la complicité qui s'installe chez les planteurs. «Ça fait six ans que je ne plante plus. Mais la plupart de mes amis sont des planteurs. Quand on en rencontre, on sent un lien instantané. C'est une expérience qui rend plus solide.»

Normal, quand on vit les uns collés contre les autres.

«Dans mon premier camp, il y avait des douches communes. À la fin de la journée, tout le monde s'y précipitait et il y avait deux personnes sous chaque tête de douche, gars et filles confondus», raconte celle qui a croisé quelques ours noirs, aperçu des grizzlys et s'est retrouvée par mégarde entre une maman orignal et son bébé.

«Le plus dangereux, c'était la route. Un de mes amis a été heurté par un orignal alors qu'il roulait sur un chemin forestier en Colombie-Britannique. Il en est mort.»

Princesses s'abstenir

Pour la première fois en 10 ans, Marlène Bouchard ne partira pas planter ce printemps: la grève étudiante a retardé le dépôt de sa maîtrise en anthropologie. Mais c'est à regret que cette étudiante de l'Université de Montréal ne s'exilera pas en Alberta ou en Colombie-Britannique, où elle passe tous ses étés depuis 2002. «Je fais partie des rares personnes qui aiment vraiment ça. Comme je prends bien soin de mon corps, je n'ai pas de problèmes physiques», dit celle qui aime la liberté que lui procure ce mode de vie. Avec les sous gagnés en plantant, elle peut s'offrir des mois de congé, de temps à autre, des formations de yoga et des voyages.

Reste que de planter des arbres n'est pas le plus ergonomique des métiers.

Un jour, une branche morte est entrée dans la jambe d'Alison Brunette et elle a dû faire cinq heures de route pour recevoir des points de suture. Elle raconte aussi les matins où, à 6 h, ses coplanteurs et elle s'extirpaient de leur sac de couchage pour découvrir une couche de neige au sol.

Et les toilettes n'étaient pas toujours à la fine pointe de la technologie... «Quand on arrivait dans les camps, on creusait un trou pour se faire des «bécosses». Il y a très peu de «princesses» chez les planteuses. C'est un travail qui attire des filles qui aiment passer du temps dans la nature.»

«Des filles très granoles, des ultra-féminines, d'autres, sportives... Il y en avait de tous les genres», évoque Amélie Janssen, qui a fait l'expérience du «tree planting» le temps d'un été, en 2002.

«Quand je suis revenue, j'étais super en forme et bronzée en «habitant»», relate cette architecte de formation, qui était l'une des 10 filles sur un groupe de 80 personnes qui plantait au nord de l'Ontario.

«Une aventure, un rite de passage, mais aussi une culture cow-boy macho.» C'est ainsi que Corinne Smith décrit le monde singulier de la sylviculture.

Un geste environnemental, que d'aller planter des arbres là où l'industrie forestière a enfoncé ses crocs?

À l'instar de Charlotte Gill, l'auteure d'Eating Dirt, nos trois interlocutrices ne se font pas d'illusions et reconnaissent qu'il n'y a rien de romantique ni de très poétique dans ce travail ardu. «Peut-être qu'au début, je croyais que c'était une démarche écologique. Mais quand tu vois ce qui a été coupé, les habitats des animaux détruits, c'est bien déprimant», évoque Amélie Janssen.

Alison Brunette est du même avis. «C'est de la monoculture. Il y a plein de pesticides sur les semis. La plupart d'entre nous se sentaient un peu vendus.»

«Ce sont des forêts qui vont être coupées pour faire du papier de toilette», conclut avec philosophie Corinne Smith.