Tout l'été, La Presse donne la parole à ceux qui réinventent notre terroir. Des gens qui ont pris de sérieux risques pour se lancer dans des cultures moins populaires que d'autres ou qui ont décidé de faire les choses différemment. Ils créent maintenant dans leurs champs, leurs fermes, leurs brasseries et leurs fromageries des produits qui se trouveront bientôt sur votre table. Chaque samedi, découvrez ces gens d'avant-goût.

L'été, le fromage Alfred le fermier est difficile à trouver en ville. La plupart des ventes se font directement au comptoir de la fromagerie La Station, à Compton. Les gens du coin l'achètent à la meule, ce qui fait que la petite fromagerie en manque parfois!

 

«Ça crée un phénomène de rareté qui n'est pas mauvais en soi», confie avec fierté Simon-Pierre Bolduc, directeur général de La Station.

Qu'est-ce qui attire tant les connaisseurs vers la petite ferme des Cantons-de-l'Est?

Son fromage est exceptionnel. Certainement l'un des meilleurs du Québec, estime Yannick Achim, propriétaire de trois fromageries de spécialité. «Simon-Pierre, selon moi, fait partie de l'avenir du fromage au Québec», ajoute-t-il.

Simon-Pierre est l'aîné des trois fils de la famille Bolduc, producteurs laitiers de Compton depuis quatre générations. Il y a quelques années, alors qu'il étudiait à l'Université de Guelph, en Ontario, il ne croyait pas reprendre la ferme familiale. Puis, un jour, sa mère lui a demandé de lui donner un coup de main dans sa nouvelle petite fromagerie. Il est entré dans la cave et a instantanément imposé une nouvelle façon de faire ceci et cela. Lui qui n'était pas destiné à devenir fromager a pris les choses en main en moins de temps qu'il n'en faut pour affiner une meule. Sa mère observait son grand garçon, dans la jeune vingtaine, qui venait de trouver sa vocation là, dans sa cave et sous ses yeux. Pas question de freiner ses ardeurs. Au contraire.

La fromagerie La Station n'a que cinq ans. Deux des fils Bolduc en sont actionnaires à parts égales, avec leurs parents: Simon-Pierre, 26 ans, et son frangin Vincent, 21 ans, qui s'occupe de la soixantaine de vaches laitières.

La ferme est biologique depuis une douzaine d'années. Les vaches sont au pâturage l'été. Elles mangent du trèfle, de la luzerne et des graminées dans un des plus charmants coins de l'Estrie. Pour Vincent, le vrai boulot consiste toutefois à dompter les bactéries, du champ jusqu'à la fromagerie. Il s'agit de s'assurer du fragile équilibre entre les pathogènes et les bonnes, celles qui vont, au final, faire une différence dans le goût du fromage. «C'est dans les champs que tout commence», dit-il. La qualité du lait assure la qualité du fromage, inévitablement.

Le lait arrive à la fromagerie encore tout chaud de la traite du matin et est immédiatement transformé. La Station travaille uniquement avec le lait de la ferme et ne le pasteurise pas. Le lait cru, disent les frères Bolduc, c'est la seule façon d'avoir un vrai fromage de terroir, unique à l'endroit où il est produit, selon l'ensoleillement et l'altitude. C'est la seule façon de s'assurer que, avec la même recette, la même méthode, personne ne pourrait faire ailleurs une Comtomme, explique Vincent Bolduc.

L'été, les deux jeunes entrepreneurs travaillent pratiquement 80 heures par semaine. Là-dessus, Simon-Pierre passe une heure par jour dans la cave, à observer ses meules. Il les touche, les frappe avec un petit marteau et écoute le son qui lui indique si la meule est intacte. Les plus prometteuses resteront plus longtemps en affinage.

Car la prochaine étape n'est pas tant de créer de nouveaux produits que de perfectionner les quatre fromages qui existent déjà. L'Alfred, par exemple, ce fromage à pâte pressée et cuite au goût très particulier de sel et de noisette. Il a été baptisé en l'honneur de l'arrière-grand-père Bolduc, qui a établi sa ferme laitière à Compton. Simon-Pierre compte en faire plusieurs versions, selon la période d'affinage: 6, 12, 18 ou 24 mois. Un produit destiné aux vrais amateurs. «Il faut amener notre Alfred ailleurs, dit Simon-Pierre. On ne l'a pas encore poussé au maximum.»

Un restaurant pourrait alors offrir en plateau une dégustation d'Alfred. La Station a déjà fait la même chose en créant, à la demande d'un restaurateur, sa Comtomme Signature, affinée quatre fois plus longtemps que la Comtomme originale.

Fromage de marque, image de marque

Le succès de La Station tient aussi à sa mise en marché. Les fils Bolduc ont un flair entrepreneurial, rare dans le secteur agroalimentaire. Ils n'ont pas la prétention d'être spécialistes en tous les domaines, mais ils savent bien s'entourer. C'est ce qu'ils ont fait au moment de mettre une image sur leur fromage. L'exercice n'était pas banal et ils l'ont pris très au sérieux. La Station allait avoir une signature graphique soignée, tant sur son site internet que sur ses emballages. L'arrière-grand-père Alfred allait encore jouer un rôle important. Il est là, partout, en dessin. Une silhouette de fermier, noire, toute simple, mais qui rappelle qu'à l'origine de ce fromage fin, il y a le travail de l'agriculteur. Chaque meule porte aussi la signature de La Station: le maître fromager découpe à l'emporte-pièce la silhouette d'Alfred avant d'envoyer les fromages à la cave d'affinage.

«Notre image s'adresse directement à la clientèle qu'on visait, concède Simon-Pierre Bolduc. En marketing, souvent, la quantité d'argent dépensée est moins importante que la façon de le dépenser. Parfois, un investissement de 1000$ peut rapporter plus qu'un autre de 50 000$.»

L'ombre de l'aïeul leur porte chance: Alfred le fermier vient de rafler les grands honneurs au concours canadien des fromages pour le meilleur design d'emballage au pays. La raclette de Compton a aussi été sacrée championne dans la catégorie des fromages aromatisés.