C'est inévitable: quand il abat des bêtes, Daniel Charlebois ne peut s'empêcher de se rappeler sa première fois. Il avait 12 ans. Avec ses grands-parents, il a tué un veau. «Ça a été marquant, j'ai vivement réagi. J'ai fait la grimace, mais je n'ai pas pleuré, je ne me suis pas sauvé.»

Depuis, ce grand gaillard a abattu quelque 20 000 bêtes, surtout des boeufs et des porcs. Nous l'avons rencontré dans son abattoir artisanal de Bonsecours, en Estrie. «C'est le plus beau métier du monde», lance-t-il d'entrée de jeu. Ils sont peu nombreux à penser comme lui. «Je sais que ça dégoûte bien des gens. Les consommateurs ne veulent surtout pas savoir comment leur steak s'est retrouvé dans leur assiette.»

 

Même des bouchers sont rebutés. «Certains gars qu'on veut embaucher revirent de bord quand ils voient les carcasses. Ils reçoivent les pièces qu'ils découpent. Ne leur parlez pas d'abattage ou de débitage.» Faute de main-d'oeuvre, le propriétaire devra probablement se résigner à sous-traiter. «On ne fournit pas à débiter et servir les clients de la boucherie. Si je laisse l'abattage, ça va me manquer. J'adore ça.»

Dans l'enclos de contention, les bêtes sont insensibilisées à l'aide d'un fusil percuteur ou, dans le cas des boeufs, d'un coup de carabine 22 entre les deux yeux. On les suspend ensuite pour la saignée. On perfore la gorge jusqu'au coeur. Ça prend quelques minutes avant que la bête meure. Les muscles, eux, peuvent se contracter jusqu'à 48 heures plus tard. L'éviscération a lieu dans la même pièce aux murs blancs, à côté de la chambre à os. «C'est là qu'on dispose de tous les restants», dit-il, en montrant une lourde porte de métal.

Daniel Charlebois n'a aucun malaise à tuer pour gagner sa vie. «Ça ne fait pas de moi un déséquilibré. Ça prend des abatteurs comme ça prend des médecins. Je travaille pour nourrir les gens.» Même chose pour son beau-frère. «Ça devient la routine, c'est machinal», dit ce dernier, en préparant des côtes levées. Une exception: les chèvres. «Quand tu arrives pour appuyer sur la gâchette, elles pleurent comme des bébés.» Tous deux préfèrent éviter d'abattre les chevaux. «Il y a une certaine complicité avec l'humain, c'est parfois un animal de compagnie.»

Le métier n'est pas de tout repos. «Travailler avec des bêtes, c'est stressant et épuisant physiquement. Les animaux savent qu'ils s'en vont vers la mort et certains paniquent. Avez-vous déjà tenté de pousser un boeuf qui résiste? Quand j'arrive à la maison, je ne me fais pas bercer pour dormir», dit-il en riant. S'il travaille sans relâche, son vendredi soir est sacré: il joue aux dards et mange un bon... rôti de boeuf.

Que pense-t-il de la mort? «Bonne question. J'espère vivre longtemps. Je ne me suis jamais arrêté à ça. La vie est bien trop belle, non?»