Pendant des années, Carolyn Rebeyka rencontrait ses amis au même bar de Regina les vendredis après-midi pour prendre un verre. Ils célébraient un anniversaire, une promotion au travail, ou voulaient tout simplement discuter entre eux.

Mais il y a trois ans, son médecin lui a prescrit un médicament et lui a suggéré d'arrêter de consommer de l'alcool pour mieux surveiller la réaction de son corps au traitement.

« Ce n'était pas permanent, mais j'ai plutôt aimé ne pas boire », a-t-elle confié, ajoutant qu'elle n'avait jamais beaucoup bu. « Même quand tu as consommé quelques verres, on voit la différence le lendemain. »

Maintenant, Mme Rebeyka boit rarement, mais elle aime encore aller dans les bars et les restaurants. Et comme plusieurs personnes qui ne consomment pas d'alcool, elle trouve que les commerces offrent peu d'options sans alcool.

La plupart des choix traditionnels sont ennuyants (le jus, l'eau gazéifiée) ou bien trop sucrés (Shirley Temple ou daiquiris sans alcool), selon elle.

« Les options pour l'alcool sont presque illimitées. Il semble que les bars ne veulent pas être aussi créatifs lorsqu'ils servent leurs clients qui ne boivent pas », a-t-elle soutenu.

De plus en plus de clients demandent à ces établissements d'offrir des options plus complexes et intéressantes de boissons non alcoolisées.

Kate Boushel, une serveuse au Atwater Cocktail Club, à Montréal, reçoit des clients demandant des cocktails non alcoolisés « chaque soir ». Elle dit aimer les accommoder, car cela lui lance un défi de créativité.

« J'ai eu du plaisir. J'ai fait des cocktails qui ressemblent exactement aux autres sur le menu, mais je remplace l'alcool par du jus de fruits faible en sucre », a-t-elle expliqué.

« Je mélange un jus de pommes avec une touche de carottes, et peut-être un sirop de thym, avec un peu de notre tonic maison. Ce sera rafraîchissant, léger, mais plus complexe que, par exemple, un mojito sans alcool. »

La discrétion de mise

Les non-buveurs veulent généralement éviter d'attirer l'attention sur le fait qu'ils ne consomment pas d'alcool, et dans certains cas, ils vont même demander à Mme Boushel son aide pour qu'elle ne le dise pas aux autres.

Cela arrive souvent, par exemple, quand une femme est enceinte et qu'elle ne l'a pas encore annoncé.

« Avec les femmes qui sont enceintes, ce qui est drôle, c'est que c'est souvent le serveur qui le saura en premier. Elles ne veulent pas que leurs amis le sachent, alors elles me demandent : "Peux-tu faire comme si je buvais ?» », a-t-elle souligné.

Des gens d'affaires vont parfois faire une requête similaire lorsqu'ils veulent arrêter de boire devant des clients ou des partenaires d'affaires. « Peut-être qu'ils en ont eu assez, mais qu'ils veulent préserver les apparences », a indiqué Kate Boushel.

L'équipe du bar à cocktail Pretty Ugly, à Toronto, est allée encore plus loin pour accommoder ses clients qui ne boivent pas. Ses membres ont passé presque un an à concevoir des boissons « placebo » : un mélange sans alcool pour remplacer le vrai produit.

Le propriétaire et serveur Robin Goodfellow dit avoir concocté un amaro, un campari et un vin de prunes sans alcool.

« Je ne crois pas qu'un bar est un endroit où l'on ne devrait servir que les gens qui veulent se saouler », a-t-il soutenu.

« On peut apprécier la musique, le décor, les conversations, l'énergie qui se dégage d'un bar même si l'on ne boit pas ».

Il ne veut pas que ses cocktails reprennent le goût exact de l'alcool, mais il souhaite fournir une option « qui donne l'impression d'un Negroni ou d'un Manhattan ».

Risqué pour les alcooliques ?

M. Goodfellow s'est questionné à savoir s'il était responsable d'offrir un cocktail non alcoolisé à quelqu'un qui a un problème d'alcool et qui est à risque d'une rechute.

« Si je fais quelque chose de vraiment semblable au goût de quelque chose qu'il buvait avant, est-ce que cela déclenchera les mêmes vieilles habitudes qu'il tente d'éviter ? », s'est-il interrogé.

Le docteur Jonathan Bertram, un spécialiste des dépendances au Centre de toxicomanie et de santé mentale de Toronto, dit qu'il n'y a pas une seule réponse à cette question.

Les spécialistes des dépendances ont identifié deux déclencheurs majeurs qui peuvent entraîner une rechute. « Il y a le déclencheur chimique, qui est le résultat de l'alcool qui amène une injection de dopamine dans le cerveau, mais il y a aussi ce genre d'excitation anticipatoire ou l'euphorie ressentie par une personne qui s'engage dans le rituel de la boisson », a-t-il expliqué.

Dans ces cas, consommer quelque chose qui ressemble à une boisson alcoolisée - ou même être dans un endroit à risque, comme dans un bar - peut être un déclencheur.

Mais ce risque « n'est pas facile à généraliser ou à isoler » parce que ça ne s'applique pas nécessairement à tout le monde, a souligné le docteur Bertram. Parfois, l'option d'un placebo peut même « faciliter (la vie) de quelqu'un qui voudrait sortir et s'intégrer socialement sans avoir à utiliser l'alcool », a-t-il ajouté.

Toute personne en sevrage devrait aller consulter son médecin avant de prendre cette décision, selon le docteur Bertram.

Le jugement des autres

Cory Bagdon, originaire de Thunder Bay, avait décidé de prendre une pause d'alcool lorsqu'il était à l'université il y a une dizaine d'années, et la pression qu'il ressentait de ses pairs pour consommer était une source d'isolement pour lui.

« Lorsque j'ai laissé tomber l'alcool, j'étais traité différemment. Je sortais avec les mêmes gens, mais ils ne me parlaient pas de la même manière », a-t-il soutenu.

Il s'est souvenu que ses amis étaient « offensés » qu'il ne veuille pas boire. Une connaissance en est même presque venue aux coups lorsqu'il a refusé de prendre un verre à « shooters ».

Même maintenant, M. Bagdon dit ressentir une pression de boire plus qu'il ne le voudrait. Pour éviter une conversation gênante, il va parfois prendre une bière et remplir la bouteille d'eau lorsqu'il a terminé.

« Ça me semble étrange que même si je ne veux pas faire partie de la culture de l'alcool, je ne puisse me séparer de la composante sociale de la culture de l'alcool », a-t-il indiqué.

Robin Goodfellow affirme que son objectif principal en créant de nouvelles boissons est d'accueillir plus de gens qui ne veulent pas boire jusqu'à l'ivresse.

« Je fais la promotion de la consommation d'alcool, mais de façon responsable. Mais j'aime le fait que, peut-être, nous sommes en train de changer la façon dont les non-buveurs s'amusent dans les bars », a-t-il conclu.