Accroître le nombre de grappes par pied de vigne, retarder le cycle végétatif, introduire de nouveaux cépages... Le prestigieux vignoble bordelais, dans le Sud-Ouest de la France, anticipe avec l'aide de scientifiques les adaptations auxquelles devront se plier les vignerons pour que les Bordeaux conservent intact leur caractère typique malgré le réchauffement climatique.

La chaleur et l'aridité qui ont façonné le millésime 2015 et qui augurent ceux à venir «n'inquiètent pas aujourd'hui les vignerons car ces vendanges plus précoces sont plutôt un facteur qualitatif», indique le président du Comité interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), Bernard Farges.

Mais demain, les cépages les plus précoces seront en difficulté, comme le merlot du vin rouge. Dans le vignoble bordelais, la production est constituée à 80% de vins rouges et à 20% de vins blancs. Le merlot est le plus répandu, représentant 50% de l'encépagement, contre 23% pour le cabernet-sauvignon.

Or «d'ici 20 à 30 ans le merlot risque de mûrir au mois d'août et ce sera clairement au détriment de la qualité des vins», prévient Kees van Leeuwen, chercheur et professeur à l'École nationale supérieure des sciences agronomiques de Bordeaux Aquitaine. Les vins risquent alors de «manquer de fraîcheur, avec des degrés alcooliques trop élevés», dit-il.

Il faut dès lors trouver la parade en retardant le cycle végétatif du merlot afin qu'il mûrisse lentement dans la fraîcheur des nuits du début d'automne.

Augmenter le nombre de grappes par pied de vigne ? Protéger les raisins du soleil en effeuillant moins ? De tels ajustements sont réalisables à court terme pour retarder légèrement un cycle de maturation.

À moyen terme, l'idée est de proposer aux viticulteurs des porte-greffe -- la partie enterrée du cep qui sert de support au greffon de cépage -- plus tardifs et plus résistants à la sécheresse, mais aussi de les inviter à augmenter la proportion des cépages tardifs parmi ceux que l'on cultive déjà à Bordeaux.

Le cabernet-sauvignon, un «cépage qui correspond bien à la typicité de Bordeaux», mûrit de mieux en mieux sous un climat plus chaud et «il faudrait en planter de plus en plus», avance le chercheur.

Il évoque également le petit verdot, autre cépage tardif autorisé dans le cahier des charges des AOC (Appellation d'origine contrôlée) Bordeaux mais qui était devenu marginal au cours des 50 dernières années.

Tous deux pourraient ainsi prendre une part plus importante dans les assemblages de jus de différents cépages opérés pour confectionner un Bordeaux.

Introduire de nouveaux cépages 

Mais à long terme, il faudra peut-être aller encore plus loin: «à l'horizon 2040-2050, on aura peut-être besoin d'introduire des cépages qui ne sont pas aujourd'hui cultivés à Bordeaux,pour avoir une palette d'encépagement mûrissant à la période optimale afin de faire des grands vins», avance Kees van Leeuwen.

C'est le sens des recherches menées sur une parcelle de l'Institut de la science de la vigne et du vin de Bordeaux, où 52 cépages différents plantés en 2009 sont élevés pour voir lesquels s'approcheraient le plus du caractère typique des cépages bordelais.

En octobre, une vingtaine de cépages issus de la parcelle expérimentale ont été vinifiés pour comparer cette production aux vins réalisés grâce aux cépages traditionnels bordelais. L'objectif est d'évaluer chaque candidat à une future entrée dans la composition des vins de Bordeaux.

Est notamment étudié de près le tinto cao, cépage portugais qui entre aujourd'hui dans l'assemblage des vins des grands portos du Portugal, indique Kees van Leeuwen, car «le climat atlantique de Porto correspond à ce qui va ressembler à celui de Bordeaux dans 30 ou 40 ans avec 2 ou 3 degrés de plus».

Être prêt dans 10 ans 

De nombreux viticulteurs bordelais réclament la possibilité de faire des expérimentations sous couvert de l'AOC sur 1 à 2% de leurs surfaces.

«Ça ne va pas modifier le goût du Bordeaux si on change 1% du cépage, en revanche on aura appris des choses (...), on aura introduit de nouvelles techniques pour être prêts dans 10 ans à les lancer de façon officielle», dit Jérémy Ducourt, oenologue des vignobles Ducourt, qui viennent de démarrer des essais de nouveaux cépages.

Bernard Farges a bon espoir d'obtenir un feu vert européen: «On y travaille. On pense pouvoir avoir l'accord de la Commission européenne courant 2016 pour que le cahier des charges de l'AOC puisse intégrer des dérogations dans le cadre d'expérimentations», dit-il.

«Ensuite, il faudra planter des pieds qui ne produiront qu'en 2019 et qu'on ne goûterait qu'en 2020. C'est long, c'est pour cela qu'il faut démarrer tôt», ajoute-t-il.

Le sujet n'est pas uniquement français: cette thématique fait l'objet d'un programme financé par l'Union européenne, Adviclim, qui vise à évaluer les impacts du changement climatique sur les parcelles viticoles, à simuler des scénarios d'adaptation et à mesurer les émissions de gaz à effet de serre liées aux pratiques viticoles. Il concerne cinq vignobles en Grande-Bretagne (Sussex), en Allemagne (Rheingau), en Roumanie (Cotnari) et en France (Bordelais et Val-de-Loire).