Les investisseurs chinois dans des propriétés viticoles du Bordelais ont franchi la barre symbolique de la centaine, mais cela représente à peine 1,5% des quelque 7000 exploitations et, fait nouveau, le ralentissement des ventes en Chine touche désormais ces néo-vignerons.

Par roulement, une centaine de propriétés est à la vente chaque année dans le vignoble bordelais et une trentaine de transactions sont en moyenne annuellement réalisées. «Pour des raisons générationnelles, il y a en ce moment beaucoup de propriétés à la vente. La plus grosse part des acheteurs sont Chinois et Français, avec environ un tiers chacun», explique Karin Mawxell, agent immobilier de l'agence Maxwell Storrie Baynes, agence localement «numéro un» en nombre de transactions viticoles.

La première acquisition par des capitaux chinois remonte à août 2008, suivie de deux autres en 2009 et d'une seule en 2010. Le rythme s'accélère en 2011 pour se porter à 27 acquisitions en 2012, puis 25 en 2013, avant une année 2014 marquée par un tassement, avec seulement dix transactions. La Chine est désormais la nationalité détenant le plus de propriétaires en Bordelais, devançant la Belgique.

Un engouement que les responsables de la filière disent, depuis toujours, voir d'un bon oeil: «C'est rassurant. Ces achats valorisent la marque Bordeaux et ont permis de faire progresser le marché du foncier viticole même s'il reste encore des vignes à vendre», note le président du Comité interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB), Bernard Farges. «Tout le monde est ravi que les Chinois s'intéressent au vignoble, cela prouve que Bordeaux conserve sa prédominance sur les autres», se réjouit le président de la Fédération des grands vins de Bordeaux, Laurent Gapenne. Et de rappeler que «Bordeaux s'est construit au fil des siècles avec des investissements étrangers, d'abord anglais puis hollandais, belges, japonais et aujourd'hui chinois».

Pas de grands crus dans la liste de la centaine de châteaux aux mains de Chinois, établie par le quotidien Sud Ouest --à l'exception du château Bellefont-Belcier à Saint-Émilion, les anciennes propriétés Thienpont à Margaux ou celles en Pomerol revendues par l'oenologue Michel Rolland --, mais une kyrielle d'achats dans des appellations à faible notoriété, au prix accessible, mais portant avant tout la mention «Bordeaux» et se négociant entre 15 et 20 000 euros l'hectare, loin des terroirs prestigieux de Pauillac (deux millions d'euros), Saint-Julien (un million d'euros) ou Saint-Emilion (200 000 euros).

Intérêt pécuniaire ou architectural 

Avec une mise de départ généralement de l'ordre de cinq à 15 millions d'euros, ces investisseurs qui, pour la plupart achètent plusieurs propriétés, entendaient rentabiliser rapidement leur placement en achetant un outil de travail permettant de produire beaucoup de volume expédié en intégralité sur le marché chinois où ils assurent eux-mêmes la distribution pour réaliser le maximum de marge.

D'un autre côté, ces investisseurs, qui ont fait fortune dans divers métiers (joaillerie, immobilier, agroalimentaire, tourisme) et découvrent le monde du vin, sont guidés dans leur achat par l'architecture du château sis sur le domaine viticole. Ainsi, des tours, donjons, une symétrie architecturale ou des jardins à la Française sont des atouts premiers pour ces néo-propriétaires qui entendent diversifier avec «un coin de France» les actifs d'un portefeuille bien garni, le plus souvent en milliards d'euros. L'intérêt pour le vignoble devient alors secondaire et des ambitions touristiques leur sont prêtées.

Cette discrète présence chinoise, qui représente entre 1500 et 2000 hectares sur les 113 400 ha en AOC Bordeaux, est largement dominée par deux investisseurs: l'industriel Naijie Qu, à la tête du conglomérat Haichang (transport maritime et parcs à thèmes), avec près de 30 propriétés pour 500 hectares, et Franck You, qui a bâti sa fortune dans la pharmacie, avec sept châteaux et 300 hectares, majoritairement certifiés bio.

Franck You voulait «maîtriser la filière de A à Z», de la production à la distribution, c'est pourquoi «il a acheté à Bordeaux, marque leader dans le monde et donc plus facile à vendre», explique Yannick Evenou, directeur général des vignobles de Franck You.

Mais si le marché chinois possède le potentiel de croissance pour bientôt devenir leader mondial de consommation de vin -- il est déjà premier consommateur de vin rouge -- celui à l'export des vins de Bordeaux, après des années de croissance exponentielle, connaît aujourd'hui un tassement qui touche l'ensemble des producteurs, nouveaux investisseurs chinois compris.

Si la Chine est restée en 2014 le premier marché à l'export du Bordeaux, les ventes ont enregistré un repli de 17,5% en valeur et limité à -9% en volumes, avec 60 millions de bouteilles expédiées. Un repli dû à la fois à la politique anti-»bling-bling» des autorités chinoises qui bride les consommations ostentatoires, à des prix trop élevés pour les Bordeaux de qualité moyenne et à la concurrence des vins du Nouveau Monde.

Marges moins conséquentes 

S'ils ont voulu profiter de l'émergent marché chinois à l'aube des années 2010 en réalisant de mirifiques marges, «les écarts de prix que l'on a pu voir se sont résorbés», notamment en raison de la nouvelle concurrence des vins du Nouveau Monde et de «chaînes de distribution raccourcies», indique Thomas Jullien, correspondant du CIVB en Chine.

Conséquence directe pour ces investisseurs qui avaient misé sur la vente intégrale de leur production en Chine: des exportations qui tournent au ralenti, car «diversifier ses marchés est la base du commerce du vin», note un négociant. «Ceux qui ont acheté en escomptant de continuelles belles marges n'ont pas pris en compte que les importateurs, distributeurs et clients sont devenus plus sérieux dans leurs achats», indique Christian Delpeuch, ex-président du CIVB (2004-2006) et qui a oeuvré pour la mise en place technique des vignobles de Niajie Qu.

«Les premiers qui ont vendu du vin de Bordeaux en Chine et étaient peu concurrencés ont fait beaucoup d'argent. Ce n'est plus vrai aujourd'hui, le consommateur n'est plus prêt à payer sans se renseigner et internet joue un très grand rôle en cela. Le marché est plus mûr et les marges ne sont plus si conséquentes», indique Yiping Cai, fondatrice et directrice commerciale de La Sélection, entreprise d'export de vins de Bordeaux vers la Chine.

«Le marché est en phase de consolidation après une phase d'assainissement où près de 300 importateurs qui avaient senti une opportunité ont disparu», confirme Thomas Jullien du CIVB, soulignant que le marché de la consommation continue de progresser «dans une croissance pas explosive, mais raisonnable».

Le temps n'est pas encore à la revente des châteaux sous pavillon chinois, mais des experts le prédisent: «Ces investisseurs ont oublié qu'installer une marque sur un marché cela prend au moins dix ans. Ils pensaient que le consommateur chinois ne ferait pas de différence sur la qualité et privilégierait des vins dont ils auraient la garantie qu'ils ne sont pas une copie. Il va y avoir des réveils douloureux par manque de raisonnement pérenne», notent-ils.