Huit mois après avoir révélé le scandale de Facebook et Cambridge Analytica (CA), le lanceur d'alerte Christopher Wylie n'a pas de mots assez durs pour stigmatiser le réseau social, qu'il considère désormais comme un service public à réglementer, à défaut de pouvoir s'en passer.

« Facebook savait ce qu'il se passait avec Cambridge Analytica, bien avant l'élection de Donald Trump ou le Brexit. Ils n'ont rien fait », assène-t-il lors d'une interview avec l'AFP. « Ils savaient qu'il y avait une campagne de désinformation menée par les Russes, mais ils font passer leur entreprise avant leur pays. »

En mars, Christopher Wylie a révélé que la société britannique d'analyse de données CA, qu'il avait contribué à créer, avait récolté à leur insu les données personnelles de dizaines de millions d'utilisateurs de Facebook aux États-Unis.

Ces informations auraient permis d'élaborer des profils psychologiques pour les cibler ensuite avec des messages politiques, notamment en faveur du Brexit ou de l'élection de Donald Trump à la présidence américaine en 2016.

« On peut se perdre dans les détails, mais il y a des faits très simples », raconte Christopher Wylie. « Des employés de CA travaillaient en Russie, des sous-traitants de CA sont aujourd'hui inculpés par Robert Mueller (le procureur spécial américain chargé de l'enquête russe, NDLR) et des clients de CA avaient des rendez-vous à l'ambassade russe. La Russie est partout dans cette histoire. »

Cheveux bleus ou verts, selon la lumière, en costume et cravate pour intervenir lors d'un colloque organisé par la Commission européenne sur la démocratie, Christopher Wylie sourit beaucoup, mais ne décolère jamais.

Il voit en Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, un « homme-enfant qui dirige son entreprise comme un dictateur ».

« Arrogance »

Le géant californien a reconnu mardi avoir été alerté dès 2014 par ses ingénieurs d'activités russes suspectes sur sa plateforme. Interrogé par une commission britannique, un vice-président de Facebook a toutefois assuré que le réseau n'avait pas pu confirmer l'existence d'une campagne malveillante coordonnée.

La chaise prévue pour le PDG devant cette commission à Londres, elle, est restée vide. « Mark Zuckerberg a construit une plateforme qui crée un risque substantiel pour nos sociétés et nos démocraties, et il n'a même pas une heure à consacrer aux représentants des pays. Cette arrogance est ahurissante », s'insurge le lanceur d'alerte.

La plateforme aux deux milliards d'utilisateurs fait l'objet d'investigations de plusieurs agences fédérales américaines. Au Royaume-Uni, l'organisme de protection des données personnelles lui a infligé une amende de plus de 500 000 livres pour son rôle dans le scandale CA, mais elle a fait appel.

Mi-novembre, l'affaire a pris une tournure politique nouvelle. Une enquête publiée par le New York Times a révélé que Facebook avait eu recours à une agence de relations publiques, Definers, accusée d'avoir diffusé de fausses informations pour tenter de discréditer les détracteurs du réseau social, y compris le philanthrope milliardaire George Soros, bête noire des républicains et cible d'innombrables attaques antisémites.

Le responsable de la communication du groupe, Elliot Schrage, a endossé la responsabilité d'avoir engagé cette entreprise, mais assuré que Facebook ne lui avait pas demandé de propager des fausses informations.  

Le réseau social a toutefois confirmé jeudi que sa numéro deux Sheryl Sandberg avait demandé à ses collaborateurs de se renseigner pour savoir si George Soros avait un intérêt financier à ternir l'image de l'entreprise.

« Service public »

« J'ai été la cible des représailles de Facebook, donc je ne suis pas surpris qu'ils aient engagé une société pour fabriquer des rumeurs antisémites et des "fake news" », dit Christopher Wylie. « Sachant que Facebook, dans sa défense, se pose en plateforme qui lutte contre les "fake news", c'est ironique. Et cela en dit long sur l'âme de cette entreprise. »

Pourtant l'analyste canadien n'appelle pas, comme certains ex-partenaires du réseau social, à le boycotter.

« C'est devenu difficile d'avoir une vie sociale sans la plateforme. C'est comme l'électricité, ou les routes, c'est devenu un service public, les gens n'ont pas vraiment le choix. Donc il faut réparer Facebook, qu'ils le veuillent ou non. »

Le modèle économique de la plateforme repose sur la publicité, et donc sur les données collectées sur les utilisateurs.  

Depuis le début de l'année, Facebook a toutefois supprimé deux milliards de faux comptes, souvent impliqués dans la dissémination de fausses informations.  

Après le scandale CA, de nouveaux outils pour faciliter le contrôle des informations personnelles ont aussi été mis en place. Et toutes les publicités politiques doivent afficher le nom de l'annonceur.  

Insuffisant pour Christopher Wylie, qui réclame un code éthique pour les ingénieurs et les analystes de données, sur le modèle des médecins ou d'autres professions. « Un architecte ne peut pas dire, "je n'aime pas le design des issues de secours, je vais les remplacer par des conditions générales de ventes disant que, si l'immeuble s'écroule, vous brûlerez vifs" », fulmine le lanceur d'alerte.