Quand des millions d'internautes regardent en direct une jeune fille se suicider, ils cèdent à une fascination pour la « mort-spectacle », aussi vieille que les jeux du cirque, alimentée par la profusion des images, source de confusion entre fiction et réalité.

Le 30 décembre, une jeune Américaine de 12 ans a publié sur Facebook Live une vidéo où elle se filme en train d'attacher une corde à un arbre et met fin à ses jours devant la caméra. La circulation de la vidéo a explosé en quelques jours sur l'internet, sans que la police réussisse à l'interrompre.

Avant elle, en mai 2016, une jeune femme de 19 ans s'était jetée sous un RER en région parisienne en se filmant en direct sur l'application Periscope.

D'autres vidéos de morts en direct pullulent sur l'internet, cumulant des centaines de milliers de vues : on trouve sur YouTube des chaînes dédiées aux accidents de voiture spectaculaires filmés par des caméras de surveillance ou des dashcams (caméras embarquées) et des compilations de morts subites lors d'émissions de télé.

Ces dernières années, des crimes ont été commis devant la caméra et diffusés sur les réseaux sociaux par les tueurs ou des témoins. C'est le cas du tireur qui avait abattu un reporter et un caméraman en Virginie à l'été 2015, d'une fusillade à Dallas en 7 juillet où cinq policiers avaient été tués, ou de celles d'un policier qui avait tué un automobiliste lors d'un contrôle.

Fin décembre, toujours aux États-Unis, une jeune mère de 25 ans atteinte d'un cancer, qui se filmait quotidiennement, a fait un malaise fatal sur Facebook, sans que les internautes spectateurs du drame n'appellent les secours, a rapporté la presse américaine.

Pendant les attentats de novembre à Paris, des vidéos filmées par des témoins ont elles aussi largement circulé.

Cet attrait pour une violence sans filtre a aussi servi les djihadistes du groupe État islamique qui ont publié des images de décapitation, largement partagées.

« Eros et Thanatos : avec le sexe, la mort est une des deux choses qui nous passionnent. Mais cette absence de réaction est le symptôme d'une perte de frontière entre fiction et réalité. L'écran permet une mise à distance qui la rend tolérable, source d'insensibilisation », avertit le sociologue des médias François Jost.

« Spectacle ultime »

La philosophe italienne Michela Marzano avait décrit dès 2007 dans son ouvrage La mort spectacle l'effet pervers des vidéos macabres qui, selon elle, transforment la souffrance en spectacle.

« Cela permet une représentation de l'inconcevable, de cette mort qui pour La Rochefoucauld, comme le soleil, ne se regardait pas en face. La mort en direct est le spectacle ultime », ajoute François Jost.

« Les utilisateurs d'écrans savent si ce qu'ils voient est une actualité ou une fiction, mais les réactions produites par ces scènes réelles sont émoussées », renchérit Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale à I'université de Grenoble.

Pourtant le goût du macabre en images existait déjà au siècle dernier, comme en témoigne le succès du photographe de faits divers, Weegee, pour ses clichés de cadavres parfois sanglants sur des scènes de crimes à New York.

« Plus de 15 millions de personnes ont visionné l'exécution du journaliste Daniel Pearl par des membres d'Al-Qaida en 2002. Au cinéma, sur 800 superproductions sorties ces 50 dernières années, 89 % contiennent de la violence », souligne le psychologue.

« D'aucuns voient dans les écrans la transposition contemporaine des scènes belliqueuses qui ornent les cavités préhistoriques, peuplent les livres de massacres, du Pentateuque à L'Iliade, et règnent sur les lieux de spectacle de masse sanglants que furent le Colisée et autre place de Grève ». Mais, note-t-il, « le sang coulait bien davantage dans les sociétés dénuées d'écrans ».