Deux heures du matin. Alors que la maisonnée est plongée dans les bras de Morphée, Suzanne, 16 ans, envoie un texto sur son téléphone mobile. Depuis sa chambre, l'adolescente envoie et reçoit des SMS presque toutes les nuits. Les textos nocturnes sont aujourd'hui une pratique répandue chez les ados.

«La nuit, quand tout le monde dort, est un moment propice aux confidences. Le cerveau est au repos et on peut laisser toute la place aux émotions, confie Suzanne. En vacances, je m'endors rarement avant 4h du matin. Je laisse mon téléphone ouvert; c'est important pour moi de pouvoir être jointe 24 heures sur 24.»

 

Audrey-Anne, 18 ans, utilise le texto la nuit depuis deux ans. «Ce n'est pas systématique, ça dépend des périodes. Si j'ai la tête pleine quand je me couche et que j'ai envie de me confier, j'envoie un texto. Parfois, c'est plus facile de se confier par écrit. La nuit, on a eu le temps de réfléchir à ce qui s'est passé dans la journée, ça permet de ne pas réagir trop à chaud.»

Une étude belge, menée auprès de 2500 adolescents âgés de 13 ans et 16 ans, révèle que les SMS nocturnes troublent le sommeil d'environ la moitié des adolescents. Plus d'un ado de 16 ans sur cinq reçoit des textos nocturnes au moins une fois par semaine; 2,9% en reçoivent à toutes les nuits. Chez les plus jeunes, 13% sont réveillés par leur téléphone mobile au moins une fois par semaine; 2,2% le sont toutes les nuits.

«Mes enfants se plaignent souvent d'être fatigués. Ils utilisent leur téléphone mobile comme réveille-matin et, durant la nuit, ils reçoivent des messages. Ça fait du bruit et ça les réveille, raconte Christian, père de deux ados de 16 et 17 ans. Ils se sentent obligés de répondre, ils vivent dans l'urgence du moment. Je vais surveiller ça de près. S'ils ont de mauvaises notes, je pourrais en venir à leur confisquer leur précieux appareil.»

«C'est clair que c'est un phénomène présent chez les 12 à 18 ans. La nuit, c'est plus excitant d'envoyer un message. C'est un moment de transgression», indique André Caron, professeur à l'Université de Montréal et directeur du Groupe de recherche sur les jeunes et les médias et directeur scientifique de la Chaire Bell Canada en recherche interdisciplinaire sur les technologies émergentes. «Ce mode d'échange s'inscrit bien dans cette nouvelle philosophie des jeunes qui veulent être au courant de tout en tout temps. La technologie permet aujourd'hui d'être en contact avec ses amis 24 heures sur 24 sans passer par le filtre parental. Les parents devraient être alertes, mais ça reste souvent innocent.»

Armé de son forfait texto illimité, Nicolas, cégépien, texte plus d'une fois par semaine la nuit. « Je texte surtout à la sortie des bars. Aussi, quand je n'arrive plus à dormir, je texte dans mon lit», confie-t-il.

Qu'écrivent-ils? Des confidences intimes, mais surtout du papotage. « On s'envoie des blagues, un commentaire sur tel gars à la télé, on parle de notre journée «, dit Suzanne. «Je texte pour raconter des potins, parler de tout et rien, mais certaines conversations sont plus sexuelles, ajoute Nicolas. Quand j'ai de nouvelles connaissances, le texto permet une distance face à la réalité, il n'y a pas de gêne à écrire quoi que ce soit.» Audrey-Anne confirme : «Il arrive que les messages soient plus à caractère sexuel «.

L'importance du lien surpasserait celle du propos. Plus un ado envoie des SMS ou plus il téléphone, moins il se sent seul, selon une étude norvégienne menée auprès de 12 000 adolescents de 13 à 19 ans.

Le professeur André Caron a enregistré en temps réel les échanges sur téléphone mobile d'un groupe d'amis pendant trois semaines. «C'est faramineux, le nombre d'échanges pour tout et pour rien. Les jeunes communiquent constamment entre eux, ils écrivent ce qu'ils font, où ils sont, il y a une pression sociale, des attentes. Ces échanges ponctuels renforcent le lien d'amitié. Parfois, c'est très tendre.» Ce peut être un simple «jtm» (je t'aime) en revenant d'une soirée.

«J'ai l'impression que beaucoup de messages envoyés sont brefs et qu'on se renvoie la balle comme lors d'un clavardage. C'est une façon de maintenir un lien social, avance la psychologue Marie-Anne Sergerie, qui s'intéresse aux nouvelles technologies. L'humain est un être social. On a besoin de communiquer, d'être en relation. À l'adolescence, c'est encore plus marquant, c'est durant cette période qu'on forge notre identité et qu'on développe nos relations. Est-ce si différent aujourd'hui? C'est peut-être seulement le moyen qui a évolué. On n'a qu'à se rappeler les longues conversations téléphoniques de notre adolescence.»

La mort du silence

«Un soir, mon internet et mon téléphone ont lâché. J'étais complètement coupée du monde, raconte Audrey-Anne. Je pourrais probablement vivre sans cellulaire, mais ce serait difficile.»

Les plus jeunes se réjouissent de la mort du silence, selon André Caron. Il a sondé les perceptions du bruit technologique chez deux groupes d'âge: les 17-18 ans et les 23-24 ans. «Les adolescents de 17-18 ans trouvent que la mort du silence est fantastique parce qu'on est en contact constant avec le monde. Les plus vieux se sentent plutôt assaillis et disent manquer de temps pour réfléchir. Il y a une énorme différence intra-générationnelle.»

«La nuit, on peut se sentir seuls. Certains adolescents ne sont peut-être pas à l'aise avec cette solitude, affirme la psychologue Marie-Anne Sergerie. Ce qui soulève des questions, c'est le besoin de communiquer de façon immédiate, le fait d'être incapable de tolérer un certain délai d'attente. Ça devient un problème quand ça prend toute la place.»

«À long terme, y aura-t-il moins de réflexion? Ces nouveaux rythmes de communication nous rendront-ils plus dépendants dans nos relations? On assiste à une mutation entre les pairs en raison des technologies, conclut André Caron. On ne sait pas ce que ça va donner.»

Dors-tu?

«La majorité des ados présentent un syndrome de retard des phases du sommeil, comme s'ils vivaient dans un fuseau horaire décalé. C'est pourquoi ils n'arrivent pas à s'endormir le soir. Ils sont en privation de sommeil et comblent ce déficit la fin de semaine», explique Diane Boivin, professeure de psychiatrie à l'Université McGill et directrice du Centre d'étude et de traitement des rythmes circadiens de l'Institut universitaire en santé mentale Douglas.

«Les textos la nuit peuvent accentuer ce décalage. Si l'adolescent utilise son téléphone une fois couché, le cerveau associera le lit à l'éveil. S'il allume la lumière, l'horloge biologique interne en sera davantage bouleversée. Il ne faut pas dramatiser, mais les ados doivent être conscients que de mauvaises habitudes de sommeil risquent de persister plus tard et seront alors très difficiles à briser.»

Ses conseils? «Éviter les textos la nuit, se lever régulièrement aux mêmes heures, sortir du lit pas trop tard pour s'exposer à la lumière du matin. Ça permet à l'horloge biologique de s'ajuster au rythme de la planète sur laquelle on vit.»

Des règles à suivre

«Quand le cellulaire entre dans la maison, c'est le moment d'établir les règles liées à son utilisation», dit André Caron, professeur en communication à l'UdM. On s'entend par exemple sur le nombre de minutes à ne pas dépasser, sur les moments où il doit être fermé, on s'informe sur la nature des échanges et les interlocuteurs. «Lorsqu'une bonne communication est établie tôt, les ados n'ont pas peur de se confier sur l'utilisation qu'ils font de leur appareil. Dans leur univers, lié à Facebook, le privé n'est plus le privé d'il y a 10 ans. Souvent, les enfants sont plus transparents qu'on croit.»

«Pendant l'année scolaire, ma fille réduit d'elle-même l'utilisation de son téléphone. Elle est très disciplinée, elle a de bons résultats scolaires, confie Hélo, la mère de Suzanne. Je lui ai offert son téléphone pour une question de sécurité. Je m'informe de ses échanges et elle est ouverte. Ça me rassure.»