Ridiculisée par l'intelligentsia des affaires il y a quelques mois à peine, la monnaie virtuelle Bitcoin est passée d'une valeur de 13 $ US l'unité à plus de 1200 $ US cette année, attirant bien des regards incrédules.

La devise controversée est maintenant analysée par Wall Street, suivie par la Réserve fédérale américaine... et descendue en flammes par des économistes. Cet «argent de l'internet» a-t-il un avenir?

Métier : «mineur» de Bitcoin

Philippe est un homme occupé ces jours-ci.

Cette semaine, il devait installer un nouveau système de ventilation dans le local qu'il loue, à Chambly. Un endroit à l'abri des regards où le compteur d'Hydro-Québec tourne à plein régime.

Le local renferme des rangées d'ordinateurs qui roulent 24 heures par jour pour «miner» une devise virtuelle dérivée des Bitcoins.

«J'ai acheté des ordinateurs, des cartes graphiques, et j'ai commencé à miner sérieusement il y a deux mois et demi, confie l'homme à La Presse. Si je continue à cette cadence-là, ça va me coûter 20 000 $ d'électricité pour l'année 2014. Ce sont des investissements considérables.»

Philippe, qui veut taire son nom de famille, mine des Litecoins, qui valent une fraction de Bitcoin, la monnaie virtuelle créée en 2009 et qui n'existe que sur l'internet.

Expliquer le fonctionnement des Bitcoins n'est pas simple : même ses plus ardents partisans peinent à y arriver. Il s'agit d'une devise cryptée et d'un système de transactions qui fonctionne grâce à la mise en commun de la puissance de millions d'ordinateurs dans le monde. Les gens qui mettent des ordinateurs au service du calcul des algorithmes nécessaires à l'authentification de ces transactions nouveau genre sont récompensés par des Bitcoins. Cela s'appelle «miner» des Bitcoins.

Des sites d'échange sur le net permettent aussi de convertir des devises conventionnelles en Bitcoins. Des entrepreneurs ont également créé des pièces de monnaie Bitcoin où sont inscrits les codes uniques permettant d'utiliser la monnaie dans certains commerces.

Sa valeur explose

S'il y a une chose que personne n'a du mal à faire, par contre, c'est de réaliser que Bitcoin est dans la stratosphère : la valeur unitaire de cette monnaie du web a grimpé de 8000 % cette année, pour brièvement dépasser la valeur d'une once d'or, il y a quelques jours.

Selon un rapport de Bank of America, une unité Bitcoin, qui valait quelques cents en 2009, pourrait bientôt valoir plus de 1300 $ US. Ce genre de rendement attire l'attention, et les foules.

Mark Williams, professeur de finance à l'École de gestion de l'Université de Boston, et critique de la devise virtuelle, explique que Bitcoin a été créé par des programmeurs anonymes qui cherchaient à lancer une monnaie «libre, sans banque centrale» et n'appartenant donc à aucun pays.

«Bitcoin a été créé en réaction à la crise économique américaine de 2008, dit-il en entrevue téléphonique. Des gens ont dit : «Reprenons le contrôle de la monnaie, ne laissons pas cet outil entre les mains des banques centrales.»»

Pour avoir des Bitcoins, on télécharge un portefeuille virtuel où cette devise peut être conservée. On peut faire parvenir des Bitcoins à tout usager ou commerce possédant un portefeuille virtuel, partout dans le monde, sans payer de frais de transactions ou de frais pour convertir la monnaie d'une devise à une autre.

Seulement 21 millions de Bitcoins pourront être minés, ce qui veut dire que la devise n'est pas expansible à l'infini. Selon ses partisans, l'intégrité du système est assurée par le cryptage de chaque Bitcoin et la divulgation de chacune des transactions sur le net.

Des Bitcoins ont été utilisés dans des sites obscurs du web caché (Deep Web), où des gens ont pu acheter des armes, de la drogue et d'autres produits illicites. Cela a donné une mauvaise image à la devise.

L'utilisation des Bitcoins reste controversée. En novembre, le président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke, a déclaré que les devises virtuelles comme Bitcoin «pourraient être prometteuses à long terme». Or, cette semaine, la Chine a annoncé qu'elle interdisait à ses banques d'accepter des Bitcoins, car la devise «n'est pas soutenue par un pays».

Vendredi, l'Autorité bancaire européenne (EBA) a averti les consommateurs que les transactions en Bitcoins ne sont pas protégées par les lois européennes. «Il n'y existe aucune protection dans l'Union européenne pour aider les consommateurs en cas de pertes financières» liées aux Bitcoins, a dit l'organisme.

Pure spéculation

Philippe explique qu'il investissait dans les métaux précieux, surtout dans l'argent, quand un ami lui a parlé de la devise virtuelle Bitcoin. (Rappelons que les gens qui investissent dans les métaux précieux ont connu des rendements désastreux dernièrement. Ainsi, l'argent a perdu plus de 40 % de sa valeur depuis un an.)

«J'ai réalisé que c'était plus payant de miner des Bitcoins pour ensuite acheter de l'argent», dit-il, ajoutant que se lancer dans le minage de Bitcoin aujourd'hui est pratiquement impossible, tellement la mode est forte.

«Je suis monté dans l'avant-dernier wagon, dit-il. Aujourd'hui, c'est impossible de commencer à miner des Bitcoins de façon substantielle, car certains types de cartes graphiques sont en rupture de stock, et il faut beaucoup de cartes graphiques pour être efficace. Les mineurs de Bitcoin ont tout acheté.»

Le prix unitaire des Bitcoins et des Litecoins augmente de façon exponentielle, mais Philippe n'y prête pas attention : il ne cherche pas à vendre son stock.

«Je ne vends pas, j'accumule», dit-il.

Dans cinq ans, prédit-il, les Bitcoins pourront être utilisés pour faire des achats importants.

«Les Bitcoins vont servir à payer l'hypothèque, acheter une auto, etc. Les Litecoins, eux, vont servir aux petits achats de tous les jours. Ça va devenir la devise de référence universelle.»

Réveil douloureux

Pour le professeur Mark Williams, les gens qui fondent beaucoup d'espoir dans la devise virtuelle vont connaître un réveil douloureux.

«Ce n'est pas une invention qui règle un problème, c'est une cause que des gens soutiennent, dit-il. La devise de référence du monde, qui représente 60 % de l'argent en circulation sur Terre, est le dollar américain. Il est soutenu par la première économie mondiale. Le Bitcoin n'est supporté par rien. Ce qu'on voit ici, c'est de la pure spéculation.»

M. Williams note que, pour être fonctionnelle, une monnaie doit d'abord être stable. «Dans une année typique, la valeur du dollar américain peut fluctuer de 10 %. Or, dans la seule journée d'aujourd'hui, la valeur du Bitcoin a bougé de 25 %. C'est impossible de faire du commerce avec une telle volatilité. En fait, c'est un frein au commerce.»

D'ici six mois, la valeur du Bitcoin va probablement s'établir autour de 10 $, sans doute moins, note-t-il, rappelant qu'il existe «une quarantaine» de monnaies virtuelles moins connues qui sont prêtes à remplacer le Bitcoin.

Après avoir publié des opinions négatives sur le Bitcoin, M. Williams s'est fait vilipender sur le net par les partisans de la devise.

«Ces gens sont comme les membres d'une secte. Ils ne tolèrent pas la dissidence. Il y a tellement eu d'articles positifs sur le Bitcoin que c'est tabou de dire que c'est voué à finir dans les larmes.»

Quant à Philippe, il dit jusqu'ici n'avoir utilisé sa monnaie virtuelle que pour... acheter des composantes informatiques qui lui permettent de miner des Litecoins.

Que compte-t-il faire si la devise coulait à pic ?

«Si le prix s'effondre, tant mieux, dit-il. Je vais pouvoir en acheter plus.»

Qu'est-ce que Bitcoin?

Bitcoin est une monnaie virtuelle cryptée et un système d'échange qui fonctionne grâce à la mise en commun de la puissance de calcul de millions d'ordinateurs dans le monde. Il s'agit du premier réseau de paiement pair-à-pair et décentralisé fonctionnant grâce à ses utilisateurs, sans autorité centrale ou intermédiaire. Pour ses utilisateurs, Bitcoin est comparable à de l'argent liquide sur l'internet.

Source : Bitcoin.org

7 millions au dépotoir

L'été dernier, James Howells, un programmeur du pays de Galles, en Grande-Bretagne, a fait le ménage dans ses tiroirs et a décidé de jeter un vieux disque dur qui s'y trouvait. Le mois dernier, Howells a fait un constat qui lui a glacé le sang : le disque dur en question contenait 7500 Bitcoins, achetés pour une bouchée de pain en 2009. Leur valeur actuelle ? 7 millions de dollars US. «Vous savez quand vous jetez quelque chose et que votre esprit vous dit : «C'est une mauvaise idée» ? C'est ce qui s'est produit», a-t-il confié au Guardian. Howells s'est rendu au dépotoir du comté de Newport, où on lui a dit que son disque dur était sans doute enfoui dans une section grande comme un terrain de football sous un mètre de déchets. Il s'est fait dire qu'une équipe de 15 personnes, avec du matériel spécialisé, serait nécessaire pour entamer des fouilles, une opération qu'il «n'a pas les moyens de financer sans être assuré de trouver l'argent au bout du compte». En outre, le dépotoir refuse l'accès aux civils. Howells dit être «résigné» à l'idée que ses Bitcoins se sont envolés à jamais. Mais la question le tenaille toujours. «Devoir conduire tous les jours devant l'endroit où votre disque dur de 8 millions de dollars est enterré est dévastateur», a-t-il écrit la semaine dernière sur Twitter.

Acheter un appartement grâce aux Bitcoins

En 2009, Kristoffer Koch écrivait une thèse sur la cryptographie quand il a décidé d'acheter quelques Bitcoins. Le jeune Norvégien a dépensé 26,60 $ US pour acheter 5000 Bitcoins. Il a poursuivi sa rédaction et a oublié la transaction... jusqu'à cette année, quand les médias ont parlé de la hausse extraordinaire de la valeur du Bitcoin. Après avoir passé une journée à tenter de se remémorer son mot de passe pour ouvrir son portefeuille virtuel, le jeune homme de 29 ans a pu accéder à son compte... et réaliser que ses 5000 Bitcoins valaient désormais près de 900 000 $ US. «Chaque matin, j'allais voir mon compte en ligne et je m'esclaffais en réalisant que le montant avait encore grossi», a-t-il confié à la chaîne de télé publique norvégienne NRK. Koch a vendu le cinquième de son butin et a utilisé l'argent comme mise de fonds pour acheter un appartement à Oslo.

En chiffres

927 personnes contrôlent 50 % des Bitcoins

Démocratique, la monnaie libre virtuelle ? Pas si l'on en croit l'analyse d'un entrepreneur finlandais, qui vient de révéler que moins de 1000 personnes dans le monde possèdent la moitié des 12 millions de Bitcoins aujourd'hui en circulation. De ce groupe, une minorité est encore plus influente : 47 individus possèdent 29 % du total des Bitcoins disponibles actuellement, selon l'entrepreneur finlandais Risto Pietilä, qui s'intéresse au phénomène de près. Le Financial Times, qui arrive aux mêmes conclusions, parle d'un «cartel» du Bitcoin qui, dans les faits, contrôle essentiellement le prix de la devise.

2009 : année de création

899 $US : valeur actuelle de l'unité

1242 $US : valeur la plus haute en 2013

13 $US : valeur la plus basse en 2013