Deux experts du web invisible nous parlent de ce qu'on y trouve et des enjeux liés à la protection des renseignements personnels sur le web.

SEUL DANS SON ÎLE

Son surnom en ligne est Furão. Il se décrit comme un entrepreneur et «voyageur perpétuel» (un style de vie qui fait en sorte qu'on ne s'établit jamais à un endroit donné, évitant ainsi de se déclarer aux autorités, de payer des impôts, etc.). Ce Québécois, qui vit actuellement dans une île de la mer de Chine, dit avoir quitté le Québec pour assouvir son désir de liberté. «Il y a quelques années, j'ai fermé mon entreprise et vendu tout ce que je possédais, confie-t-il. J'ai coupé le maximum de liens pour vivre le style de vie dont j'ai toujours rêvé.» Nous l'avons joint par courriel.

À quel moment avez-vous commencé à vous intéresser au web invisible?

J'ai commencé avant l'internet, si je puis dire. En 1994, avant que le premier fournisseur internet arrive dans ma région, je me suis procuré un modem téléphonique qui permettait de se connecter à ce qu'on appelait un BBS (billboard system). C'était un précurseur de l'internet. On trouvait de tout, du légal et de l'illégal, et personne ne semblait s'en préoccuper. Ce qui m'intéressait le plus, c'était le contenu technologique et anarchique. Pas l'anarchie dans le sens péjoratif utilisé dans les médias pour décrire des individus frustrés, mais du point de vue économique, social et politique, du respect de la propriété privée, des choix individuels et de la liberté.

Pourquoi aller naviguer sur le web visible?

Quand l'État limite les droits, les gens se rebellent et la technologie permet de contourner la censure. Je suis certain qu'on trouve de la pornographie juvénile, mais j'ose croire que c'est un faible pourcentage du contenu disponible.

Est-ce que toutes vos activités en ligne sont désormais concentrées sur le web invisible?

J'y puise 100% de mon information. C'est là que j'ai engagé tous mes collaborateurs dans les entreprises que je dirige et que j'ai trouvé tous mes clients, que j'ai appris l'anglais ainsi que toutes mes connaissances techniques. Tout est toujours accessible derrière mes propres protections pour empêcher le monde extérieur de me rejoindre, en cas d'attaque. Pour moi, c'est normal de me promener d'un web à l'autre. Aujourd'hui, mon client principal est une entreprise à but non lucratif américaine qui travaille à créer une sorte de superweb invisible privé. Avec leurs outils, n'importe qui pourra se créer un réseau privé auquel personne ne pourra accéder. Les utilisateurs de ce produit pourront partager leurs données comme ils le souhaitent, de façon sécurisée, ou encore vendre leurs informations personnelles à des entreprises marketing (toutes vos coordonnées GPS accumulées depuis deux ans, par exemple).

Est-ce que les Québécois devraient être plus prudents sur le web? Leur vie privée est-elle menacée?

Oui, tant que l'État québécois ne sera pas en faillite, ou placé sous tutelle par le fédéral ou ses propres créditeurs, il aura les moyens de s'en prendre à sa propre population, de tendre l'oreille pour écouter ce que disent les groupes de pression, espionner les réseaux sociaux, etc. Évidemment, c'est à petite échelle, car les moyens du Québec sont modestes. Il est clair que le problème prend de l'ampleur au niveau fédéral et qu'il est encore plus gigantesque à l'échelle nord-américaine. Disons que les derniers fragments de ma candeur ont disparu après l'affaire Snowden.

CRYPTOLOGUE EN RÉSIDENCE

Ian Goldberg est professeur associé et titulaire de la Chaire de recherche en sciences informatiques de l'Université de Waterloo. Cryptologue, cypherpunk, il préside aussi le comité de direction du Tor Project. Nous l'avons joint par courriel.

On parle de plus en plus du deep web ou web invisible. Pourquoi quelqu'un voudrait-il naviguer dans cette partie du web?

Le deep web est tout ce qui n'est pas indexé dans les moteurs de recherche comme Google. On y retrouve des intranets d'entreprises, des documents encryptés, des articles réservés aux abonnés payants d'un journal... Mais il y a aussi toutes sortes de personnes qui souhaitent protéger leur vie privée en ligne, des gens ordinaires préoccupés par la surveillance des entreprises et des gouvernements. On trouve aussi des agents du gouvernement, des militaires, des dissidents et des journalistes, bref tous ceux qui ont le souci de protéger leurs communications.

En général, les gens ne se préoccupent pas beaucoup de protéger leurs informations personnelles en ligne. Croyez-vous que les révélations d'Edward Snowden à propos des activités d'espionnage de la NSA auront un impact?

Plusieurs sondages réalisés depuis les débuts de l'affaire Snowden en juin dernier ont montré que les internautes sont effectivement plus préoccupés par la protection de leur vie privée en ligne. Les gens cherchent des outils qui vont les aider à mieux protéger leurs renseignements personnels. J'espère qu'on verra de plus en plus d'outils faciles à utiliser qui permettront aux gens de protéger leurs informations personnelles sans devoir être des experts en informatique.

Où se situe le Canada en termes de protection de la vie privée?

Je ne croyais pas que la situation était si mal en point qu'elle semble l'être aujourd'hui. Même si la plupart des histoires que nous avons entendues jusqu'ici concernent le gouvernement canadien qui espionne des entreprises étrangères ou des dignitaires étrangers, la participation canadienne dans Five Eyes (une alliance entre cinq pays dont le Canada et les États-Unis qui permet le partage d'informations liées à l'espionnage) signifie qu'ils sont capables d'obtenir de l'information sur les Canadiens de la NSA, du GCHQ (quartier général des communications du gouvernement), etc. Disons que je ne suis pas très optimiste.

Que pensez-vous de la sortie publique des grandes entreprises technologiques comme Google et Twitter qui demandent au gouvernement américain d'adopter des mesures plus strictes en matière de protection de la vie privée?

C'est encourageant de voir des entreprises bien en vue prendre part au débat, mais ce n'est pas ça qui va changer les choses. Nous avons besoin d'une combinaison de lois solides pour encadrer les agences de surveillance, une supervision de certains secteurs du gouvernement ainsi que la fin des lois secrètes. Et même cela ne sera pas suffisant puisque nous avons pu constater au cours des derniers mois que les agences d'espionnage n'hésitent pas à mentir à propos de leurs agissements. Nous avons donc besoin d'améliorer nos outils de protection en les rendant plus facilement utilisables et sûrs. Les choses bougent dans ce secteur.