Dans un café internet à la lumière blafarde, Abdullah se brûle la rétine devant l'écran. D'un clic, il déjoue la censure et accède à YouTube, bloqué depuis un an et tête de pont d'une «cyberguerre» naissante pour le contrôle du web au Pakistan.

Le 17 septembre 2012, Islamabad interdisait l'accès au site mondial de partage de vidéos, coupable de diffuser le film américain hostile au prophète Mahomet L'innocence des musulmans, dénoncé par les mollahs locaux.

Un an après, on ne parle plus du film, mais le Pakistan fait toujours partie des quelques pays, avec la Chine et l'Iran, où YouTube, propriété de l'américain Google, est interdit.

En théorie! Car il suffit aux internautes pakistanais comme Abdullah Raheem de trouver, facilement, un serveur parallèle, un «proxy», ou de passer par un réseau virtuel privé (VPN), pour surfer sur les eaux interdites.

«La majorité des gens qui vont à l'école ou à l'université savent comment accéder à YouTube, mais pas le reste de la population», nuance cet étudiant en informatique de Lahore (est) au visage souriant ourlé de minces favoris. Or, dans ce pays musulman d'Asie du Sud de 180 millions d'habitants, seuls 10% des habitants ont accès à internet, un des plus faibles taux au monde.

«Cette interdiction n'a aucun d'impact», souffle Abdullah, qui n'en a pas moins mauvaise conscience. «En tant que musulman j'ai honte d'utiliser YouTube» car L'innocence des musulmans profane l'islam, dit-il.

Le Pakistan avait interdit YouTube après avoir demandé en vain à Google de retirer la vidéo du site. Le groupe américain aurait pu purger le clip pour les seuls internautes basés au Pakistan s'il avait eu une antenne dans le pays, mais ce n'est pas le cas.

Après avoir interdit YouTube, le gouvernement pakistanais a utilisé les services de la compagnie canadienne Netsweeper qui prétend pouvoir bloquer l'accès à des adresses web liées à des mots clés et jugées non appropriées par le gouvernement, selon le Citizen Lab de l'Université de Toronto, spécialisé dans les questions de censure informatique.

La balayeuse du net

Ainsi, au printemps dernier, à quelques jours des élections nationales, le Pakistan a bloqué l'accès au clip «Dhinak Dhinak», une chanson du groupe local Beygairat Brigade hostile aux généraux de l'armée, diffusée sur le site Vimeo, concurrent de YouTube.

Mais les internautes se sont empressés d'aller regarder ce clip, contournant la censure grâce aux serveurs proxy et aux VPN. «En interdisant notre chanson, les autorités ont contribué à notre popularité», raille Ali Aftab Saeed, chanteur du groupe satyrique.

Cette affaire a permis aux internautes pakistanais de se rendre compte que le gouvernement pouvait désormais bloquer un contenu d'un site sans en bannir la totalité, dans cette «cyberguerre» qui ne touche pas seulement les questions de religion, mais aussi de sécurité.

Au Pakistan, la censure s'exerce déjà au cinéma. Les films sont amputés des scènes jugées trop osées, quand ils ne sont pas totalement censurés car accusés de véhiculer une mauvaise image du pays, comme Zero Dark Thirty sur la traque et la mort du chef d'Al-Qaïda Oussama Ben Laden dans le nord du pays. Ce qui n'empêche pas les DVD des versions intégrales d'origine de circuler très facilement sous le manteau...

Selon les chercheurs de l'université de Toronto, outre du contenu pornographique, hostile à l'islam ou étranger, des sites politiques du Baloutchistan, province du sud-ouest en proie à une rébellion, ont aussi été bloqués.

«Le gouvernement tente de limiter et contrôler la liberté d'expression des citoyens», estime Shahzad Ahmad, directeur du groupe pour l'accès libre à internet Bytes For All.

En réaction,«il y a une cyberguerre contre les institutions du Pakistan qui bloquent et filtrent le contenu», menée activement par de jeunes citoyens exaspérés par cette censure, dit-il dans les bureaux de son ONG, entouré d'une dizaine d'accros du web aimantés à leurs ordinateurs portables.

Bytes for All a porté la cyber-lutte devant la Haute Cour de Lahore, réclamant la fin de la censure gouvernementale «illégale» et «illégitime» sur internet, y compris sur YouTube.

Le combat est d'autant plus important qu'en développant ses outils de censure, le gouvernement menace de plus en plus «la sécurité et la vie privée» des individus, souligne Farieha Aziz, membre du collectif Bolo Bhi, qui suit de près ces audiences en cour.

Surtout que le logiciel de surveillance informatique FinFisher, développé par le groupe britannique Gamma et capable d'accéder au contenu d'un ordinateur personnel, a été détecté récemment sur des serveurs pakistanais, sans qu'on sache qui l'a introduit dans ce pays surveillé de très près tant pas ses propres services de renseignements que par ses homologues étrangers.

De quoi éveiller bien des soupçons à l'heure du scandale de la NSA, l'agence américaine chargée des interceptions de communications.

Au Pakistan, la «cyberguerre» ne fait que commencer.