Des femmes voilées qui passent un contrôle de sécurité sans lever leur voile. Un bébé et sa mère traînés sur l'asphalte par un policier... Des deux côtés de l'Atlantique, à quelques jours d'intervalle, des vidéos amateurs ont fait les manchettes. Dans les deux cas, sans ces images - et sans citoyen pour les capter-, il n'y aurait jamais eu d'histoire. Mais doit-on se fier à ce qui provient du «Far Web»?

Mick «FlyUK» se terre toujours. Une semaine après avoir galvanisé politiciens et journalistes canadiens avec sa vidéo de deux femmes voilées sur le point de monter à bord d'un avion d'Air Canada, le camionneur britannique n'a accordé aucune entrevue. Ni même satisfait les internautes qui le somment d'ajouter sur YouTube la version intégrale de son clip - cette fois, sans coupes ni commentaires éditoriaux. Sur son profil, le quinquagénaire offre plutôt un faux nom de famille et un visage masqué par des lunettes de soleil ou les essuie-glaces de son camion.

Plusieurs l'accusent d'avoir cherché à manipuler l'opinion publique. Est-ce le cas? «C'est la première fois que je vois un tel ramdam autour d'une vidéo sans qu'on puisse savoir si elle est authentique», constate en tout cas Philippe Le Roux, de l'agence Phéromone, spécialisée en stratégie médias.

Pierre C. Bélanger, professeur de communication à l'Université d'Ottawa, est lui aussi sceptique. Mais il croit que les médias ne pouvaient pas se taire: «Comme lors d'un appel à la bombe, on ne peut pas tenir pour acquis que ce n'est qu'une farce. Mieux vaut que ce type d'images ne reste pas dans le placard.»

Chose certaine, les nouvelles captées par des citoyens sont devenues incontournables. «De nos jours, un journaliste a moins de chances de se trouver sur la scène d'un événement qu'une personne avec son téléphone», résume en entrevue l'Américain Dan Gillmor, auteur de We the Media, une des bibles des adeptes du journalisme dit «citoyen».

Faut-il s'en réjouir? «Quand on a affaire à un grand événement, c'est extraordinaire! s'enthousiasme Pierre C. Bélanger. Tout le monde peut prendre des images de son perron. Comme au moment de l'ouragan Katrina ou du tsunami, on voit ce qu'on aurait vu si on avait été là.»

Après le dernier tremblement de terre en Chine, les vidéos amateurs se sont révélées particulièrement utiles pour déjouer la censure du gouvernement. Aux États-Unis, des policiers et politiciens ont pu être punis après avoir, par exemple, battu un cycliste ou traité un citoyen de «macaque». Même l'armée américaine a été mise dans l'embarras après qu'une vidéo de WikiLeaks eut montré des soldats qui ouvraient le feu sur un photographe de Reuters et rigolaient parce qu'ils roulaient sur des corps.

«Que des scandales soient déterrés grâce à ces vidéos, c'est excellent, dit le professeur Daniel Weinstock, directeur du Centre de recherche en éthique de l'Université de Montréal. Et ce n'est pas une mauvaise chose que les personnalités publiques ou les forces de l'ordre aient le sentiment qu'elles sont épiées et que leurs gestes excessifs peuvent faire le tour de la planète en un clin d'oeil.»

Pour les victimes, c'est souvent la seule façon d'être entendues. Car les images peuvent montrer que c'est le policier qui ment, et non l'inverse.

Photo tirée du site Youtube

Les manifestations en Iran et la mort de Neda Agha Soltan

Mais les images aussi peuvent mentir. Surtout lorsqu'elles sont anonymes. Dans la comédie noire Wag the Dog (Dustin Hoffman, Robert De Niro), un candidat à la présidence distrait l'électorat d'un scandale en embauchant un cinéaste pour tourner les vidéos d'une fausse guerre. Ce qui semblait farfelu en 1997 l'est de moins en moins. «On a presque tous des logiciels qui permettent de faire du montage. Ça devient dangereux quand on veut faire avancer une idéologie ou inculper quelqu'un», souligne Pierre C. Bélanger.

Le mois dernier, une fonctionnaire noire, Shirley Sherrod, a ainsi été forcée de démissionner, sur la foi d'une vidéo tronquée par des journalistes conservateurs qui la faisaient passer pour raciste à l'égard des Blancs. Il a fallu plusieurs jours pour qu'un autre média la disculpe en obtenant la version intégrale de son discours. Mais le mal était fait et elle refuse de réintégrer ses anciennes fonctions.

Encore chiens de garde

C'est aux journalistes de multiplier les vérifications ou les mises en garde, insistent tous les experts. «Il est essentiel de dire que c'est de l'information crue, rappelle Daniel Weinstock. Mais étant donné qu'elle a circulé de toute manière, mieux vaut en parler avec sérieux que de la laisser circuler de manière totalement Far West.»

Le pire, avance Colette Brin, professeure de communication à l'Université Laval, c'est de mettre à la hâte sur son site internet trois courtes lignes et le lien vers la vidéo. «Avec le passage de l'ensemble des médias au web, il y a une forte pression pour utiliser du matériel audiovisuel», constate-t-elle toutefois.

Pour l'instant, «on reste dans le flou par rapport aux normes professionnelles», dit-elle, et l'Association canadienne des journalistes se demande s'il ne serait pas préférable de ne rien diffuser qui n'ait pu être vérifié. «Une fois qu'on sort une rumeur, le mal est fait: lorsqu'on obtient la vérification, le public est passé à autre chose. Et c'est encore plus vrai avec les images. On a l'impression qu'un reportage vidéo ne peut être faux, alors que les effets de cadrage, de montage ou la musique peuvent être tendancieux.»

«Jusqu'à présent, la population faisait confiance aux institutions que sont les médias pour ne pas être trop manipulées, affirme Philippe Le Roux. Maintenant que tout le monde peut diffuser des images, chacun devra se réapproprier ce pouvoir de discernement. Ce n'est sans doute pas plus mal, et on devrait même l'enseigner dans les écoles.»

«Dans une démocratie, ne pas faire confiance au sens critique du citoyen, vouloir interdire l'accès à des informations qu'on trouve dangereuses pour lui, c'est un plus grand danger encore», renchérit l'éthicien Daniel Weinstock.

Après le sommet du G20 à Toronto, où des manifestants ont filmé les dérapages policiers, la professeure Colette Brin s'est désolée devant certains montages qu'elle trouve «typiques de l'ère du web 2.0». «Sur The Real News Network, qui se veut une alternative aux Fox News et CNN très pro-gouvernement, on faisait un assemblage d'approximations pour poser ensuite des questions. Mais il n'y avait aucun travail journalistique, pas de vérification, et un parti pris. Comme citoyenne, ça ne m'aide pas du tout.»

Malheureusement, dit-elle, plusieurs médias ont «tendance à se faire des niches selon des points de vue bien précis». «Ce qu'on fait alors, c'est mettre les gens en colère par rapport à des impressions, et non les informer.»

«Ma crainte, conclut la professeure, c'est qu'à force de crier au loup, de sortir des choses juste pour attirer l'attention, les gens concluent que les médias traditionnels ne sont pas plus crédibles que les blogues.