Ils ne s'étaient jamais disputés. Ils étaient en couple et amoureux depuis 25 ans. Ils faisaient des voyages et avaient une belle vie. Puis, peu à peu, Julie* a vu son mari l'abandonner. Pas pour une maîtresse, mais pour le monde virtuel de Second Life.

«Ça fait sept mois que nous ne sommes plus ensemble, et je ne comprends toujours pas», confie la Montréalaise de 47 ans.

L'ancien amoureux de Julie a toujours aimé les jeux vidéo traditionnels. Il filait un mauvais coton quand il a commencé à jouer à Second Life. En fait, on ne joue pas à Second Life. On y vit - son nom le dit - une autre vie.

C'est un univers virtuel en 3D dans lequel on donne vie à des personnages virtuels, dits des avatars. Les gens de SL peuvent choisir leurs vêtements, comme ils peuvent ouvrir une discothèque, avoir des relations intimes et assister à un vernissage le vendredi soir dans une galerie d'art.

SL est plus qu'un jeu; c'est un réseau social qui réunit des gens cachés derrière leur avatar. «Dans un jeu ordinaire, tu as un défi et tu arrives à quelque chose. Dans Second Life, tu fais ce que tu veux, explique Julie. Tu peux être une grosse fille laide pleine de boutons dans la vie et être un méchant pétard dans le jeu.»

Mais quand son ex-conjoint que nous allons appeler Philippe a commencé à jouer à SL, Julie ne savait pas que c'était en ligne. «Je voyais ça comme un jeu ordinaire.»

De mois en mois, elle a vu son amoureux se transformer. Il a acheté un dictionnaire d'anglais et une méthode pour taper plus rapidement à l'ordinateur afin de «mieux» clavarder. Julie a aussi vu des factures de 150$ apparaître sur ses relevés de carte de crédit. «Il a acheté une maison, des vêtements et des accessoires médiévaux», explique-t-elle.

Il faut savoir que SL a sa propre économie, qui repose sur la monnaie locale, le dollar Linden (L$). Les abonnés appelé «résidants» en reçoivent chaque semaine, mais ils peuvent aussi payer pour en avoir plus. En 2008, ils ont dépensé entre-eux 360 millions de dollars. «Il y a des gens qui achètent des îles dans Second Life, dit Julie, avec de l'exaspération dans la voix. Il y a des mariages... C'est tellement pathétique!»

Dans les derniers mois, Philippe pouvait jouer jusqu'à 10 heures par jour. Il se levait très tôt le matin. Dans SL, il était dans un monde médiéval et il avait changé son adresse de courriel pour mettre le nom de son avatar. «Il parlait de moins en moins, raconte Julie. La vie sociale a vraiment pris le bord. Ses amis, c'était ceux du jeu. Il leur parlait de sa vie privée, il leur demandait conseil. Ce monde-là prenait le dessus sur le monde réel. Dans les soirées, les gens venaient me voir et me disaient: qu'est-ce qui se passe avec Philippe? Il ne parle que de Second Life...»

Le couple s'est mis à se quereller. «Je suis à la maison, je ne fais rien de mal, je ne suis pas dans un bar de danseuses», disait Philippe à Julie.

Quand elle sortait, elle sentait que Philippe était content parce qu'il pouvait jouer en paix. Un jour, elle l'a tout de même convaincu de partir en voyage. «Mais nous sommes revenus, il m'a dit qu'il aurait préféré rester ici, raconte-t-elle. Moi, je suis terre à terre, donc de voir quelqu'un qui préfère le monde virtuel aux vrais voyages, ça ne m'entre pas dans la tête.»

Le couple avait un bateau. Quand Philippe a proposé à Julie d'y installer l'internet, ce fut la goutte qui a fait déborder le vase. «Le bateau, c'était notre bulle. Là, il avait dépassé les bornes.»

Julie a décidé de quitter Philippe. «C'est comme si ton chum avait une maîtresse. On ne faisait plus d'activités», dit-elle avec le recul.

Propriétaire d'un appartement sur le Plateau, le couple avait un train de vie enviable. «Ça peut aller loin, Second Life. Ce n'est pas vrai que la vie de mon chum était misérable, souligne-t-elle. Je faisais des recherches sur l'internet pour voir ce qui se passait avec lui et je me disais que ça ne se pouvait pas.»

Mais la femme de 47 ans peut comprendre pourquoi son ex-conjoint a pu céder aux charmes de Second Life. «Il a tendance à aller dans les extrêmes, explique-t-elle. Ce n'est pas tout le monde qui devient accro, mais il y a des gens qui ont besoin d'une béquille à un moment dans leur vie.»

Une personnalité virtuelle

L'entreprise qui a créé Second Life s'appelle Linden Lab. Plus de 15 millions de personnes auraient tenté l'expérience SL depuis son lancement, en 2003.

Linden Lab affirme que le nombre d'«utilisateurs actifs» a augmenté de 25% depuis le mois de septembre 2008. Au Canada, le site a attiré 77 000 visiteurs uniques en octobre dernier, selon le cabinet comScore.

«Pour beaucoup de gens, ces sites sont libérateurs», a expliqué à La Presse le psychologue anglais Simon Bignell, lors d'une conférence internationale sur l'utilisation de l'internet en santé mentale, organisée en mai dernier par l'hôpital Douglas. Le degré d'émotion que les gens ont dans le jeu est pratiquement le même que dans la vraie vie.»

Le professeur à l'Université de Derby se sert de Second Life à des fins éducatives. Il y organise des conférences et des séminaires virtuels pour ses étudiants. «Il y a des gens pour qui Second Life est une bonne chose. J'ai une amie qui est clouée dans un fauteuil roulant. Sur Second Life, elle peut danser tous les soirs.»

«Des milliers de personnes font des choses qu'ils ne pourraient pas faire dans la vraie vie. Avoir une maison, être une rock star, ajoute-t-il. Pour la majorité des gens, SL est positif. Ils ont les choses en main.»

Mais pourquoi préférer acheter des vêtements à son avatar plutôt qu'à soi-même?

«La personnalité du joueur se fractionne, et la personnalité virtuelle compense pour l'autre, répond Simon Bignell. S'il y a un investissement émotif dans le personnage, c'est là que ça peut poser problème.»

«Lorsqu'il arrive un événement grave, les gens vont généralement vers leurs amis. D'autres se tournent vers la cigarette et l'alcool. Et il y en a qui vont se perdre dans un monde virtuel, explique-t-il. Mais si quelqu'un a des idées de grandeur ou des fantasmes sexuels, c'est moins grave que dans la vraie vie.»

Une deuxième vie

Dans le documentaire Second Skin, le cinéaste Juan Carlos Pineiro-Escoriaza interviewe plusieurs personnes qui consacrent leur vie à des jeux de type MMORPG (Massively Multiplayer Online Role Playing Game). Ce que tous les joueurs soulignent, c'est le fait que tous partent à égalité dans les mondes virtuels. Il n'y a pas de gens riches, laids ou rejetés. Tout le monde a le même potentiel d'être bon et cool. Il suffit de jouer beaucoup.

Mais si certains ont rencontré l'amour de leur vie dans le monde virtuel, d'autres ont pris 20kg parce qu'ils sont constamment assis devant un écran, au point d'uriner dans une bouteille pour ne pas quitter le jeu. Un joueur interviewé a même pensé au suicide. Elizabeth Woolley, fondatrice de l'organisme Online Gamers Anonymous (www.olganon.org), croit quant à elle que son fils s'est tué en raison de sa dépendance au jeu EverQuest, même s'il avait des problèmes de santé mentale.

Une porte parole de Linden Lab conseille aux internautes qui jouent trop d'aller chercher de l'aide. «Second Life est un monde virtuel 3D(...) Ce n'est pas un jeu MMORPG, mais une plate-forme ouverte où les gens font ce qu'ils veulent, a-t-elle expliqué par courriel à La Presse. Nous encourageons les gens à agir de façon responsable.»

Des machines à faire de l'argent

Les entreprises créatrices de jeux MMORPG font des affaires d'or. Propriété de Blizzard Entertainment, World of Warcraft, avec ses quelque 11 millions d'abonnés, génère à lui seul des revenus annuels d'un milliardUS. En Asie, il existe même des entreprises qui engagent des joueurs dans le but de revendre sur des sites comme eBay les objets qu'ils acquièrent dans le jeu. Cette pratique est toutefois interdite par les éditeurs du jeu.

Des grandes marquent profitent aussi du succès des mondes virtuels. American Apparel a ouvert une boutique dans l'univers de Second Life, Toyota y a testé un nouveau modèle de voiture et Lacoste y a organisé un concours de mannequins.

Soulignons que personne chez Blizzard Entertainment n'était en mesure de réagir au cours des trois derniers jours.

*nom fictif