Dans les mots de son fondateur, Kevin Rose, Digg.com est «une bonne idée qui est devenue un phénomène». Mis en ligne il y a quatre ans, le site est aujourd'hui l'un des plus populaires chez les jeunes Américains. M. Rose y voit l'avenir du journalisme: un média qui rejoint des millions de personnes et qui bouge plus vite qu'un blogue...

Il y a quatre ans, un jeune animateur de télé de Los Angeles nommé Kevin Rose s'est posé une question: à quoi ressemblerait un site web de nouvelles où les lecteurs décideraient eux-mêmes du contenu?

Est-ce que ce serait intéressant? Populaire? Instructif? Est-ce que ce serait le chaos?

Chose certaine, le besoin était là. Les sites web établis se battaient tous pour être les premiers à rapporter les mêmes nouvelles. Le scandale du jour, la baisse du NASDAQ, les recettes au box-office du dernier film à la mode... «Je me suis dit qu'il y avait certainement moyen de faire mieux, explique M. Rose. Il y a tellement de choses intéressantes sur l'internet, et il faut chercher longtemps avant de les trouver... Si tout le monde s'y mettait, ça irait beaucoup mieux.»

Avec des amis programmeurs, Kevin Rose s'est mis à faire l'ébauche d'un site, créé sur son ordinateur dans l'appartement qu'il partageait avec quatre colocs à Santa Monica. Rose, animateur pour TechTV, une obscure station consacrée aux nouvelles technologies, a financé son projet à même ses économies de quelques milliers de dollars.

Il a appelé son site «Dig» (creuser), une référence au débroussaillage qu'il faut faire avant de trouver quelque chose d'intéressant sur le Net. Pas de chance, «Dig.com» appartenait déjà à Disney. Mais «Digg.com» était à vendre. Mille deux cents dollars plus tard, Kevin Rose en était le nouveau propriétaire et le site voyait le jour.

En quelques semaines, Digg est devenu l'un des sites plus populaires de Silicon Valley. Puis l'un des plus populaires en Amérique du Nord. Quatre ans plus tard, Kevin Rose a fait la page couverture du magazine BusinessWeek et a donné des entrevues à tous les grands médias. Des rumeurs de rachat circulent. Digg.com est aujourd'hui au 28e rang des sites les plus visités aux États-Unis, tout juste devant le site du New York Times (29e), et même loin devant Apple (42e), et Wal-Mart (68e).

Un million de visiteurs par jour

Le seul endroit à San Francisco où les loyers ne sont pas aussi chers que sur la lune se trouve dans Potrero Hill, une ancienne zone industrielle qui entoure le port.

C'est ici, dans une ancienne manufacture située entre des tours à condos en chantier et des wagons abandonnés, qu'une cinquantaine de personnes travaillent devant leur «laptop» à faire rouler Digg.

Kevin Rose nous accueille dans la salle de conférence, située au centre du grand loft qu'occupe son entreprise. Avec sa chemise western et sa «baby face», il ne fait pas ses 31 ans. Mais quand il ouvre la bouche pour parler de Digg, son ton devient clair et posé. Le ton d'un homme qui a dû souvent expliquer le b.a-ba de son site aux investisseurs perplexes...

«Digg, dit-il, est une bonne idée qui est devenue un phénomène.»

L'idée derrière Digg est simple: permettre aux lecteurs de soumettre au vote collectif une trouvaille faite dans le web. Telle nouvelle est intéressante? Telle vidéo sur YouTube est hilarante? En quelques clics, les usagers créent une nouvelle entrée sur Digg et affichent le lien en question. Les lecteurs peuvent ensuite «voter» pour les nouvelles qu'ils apprécient. Chaque vote est compilé en temps réel, et les nouvelles avec le plus grand nombre de votes se retrouvent en haut de la page.

Le site est «dirigé» par des milliers de personnes, mais des analyses ont montré que ce sont, dans les faits, les employés et collaborateurs de Digg qui tirent les ficelles. Environ 50% des nouvelles les plus populaires sur le site ont été proposées par moins de 100 usagers...

Ce qu'on y trouve? Un bric-à-brac où la photo superbe d'un trou noir prise le jour même par le télescope Hubble se retrouve à côté d'un lien sur une enquête sur la corruption du Parti républicain. Le site contient aussi une bonne proportion de nouvelles techno, en raison du penchant «geek» de Rose et de ses collègues.

«Le phénomène de masse fait en sorte que deux nouvelles complètement insolites vont apparaître l'une à côté de l'autre, explique-t-il. Aucun rédacteur en chef avec une tête sur les épaules n'aurait fait un tel choix. Mais les gens ont voté pour ces histoires, et le vote de chacun montre que la nouvelle a un intérêt.»

Une autre des particularités de Digg est de permettre aux usagers de voter pour les commentaires laissés sur le forum de discussion des «nouvelles».

Les commentaires les plus cocasses ou cyniques se retrouvent comme par magie en haut de la liste, propulsés par les votes des gens qui fréquentent le site. Les commentaires quelconques ou de mauvais goût se font automatiquement «enterrer» sous les clics des lecteurs.

«Le site est bâti sur la notion très démocratique de laisser les gens décider de ce qui les intéresse, explique Rose. Chaque visiteur est en quelque sorte un rédacteur en chef.»

Aujourd'hui, plus d'un million de personnes vont visiter Digg chaque jour. Mieux encore: plus de la moitié des usagers sont dans la vingtaine et la trentaine. Un public difficile à rejoindre avec les médias traditionnels...

À ceux qui craignent que des sites comme Digg ne fragilisent le lectorat des grands médias et ne fassent fuir leurs annonceurs, Kevin Rose rétorque que son site accomplit en fait le contraire: il permet aux médias de recevoir davantage d'attention de la part de lecteurs qui, autrement, n'auraient peut-être pas visité leur site.

«Nous ne volons pas le contenu des autres sites, nous ne faisons que diriger le trafic, un peu comme Google, dit-il. Oui, nous affichons des pubs, mais les lecteurs vont se retrouver sur le site de tel ou tel média, et c'est une bonne chose pour eux.»

Plusieurs sites ont d'ailleurs dû fermer temporairement à cause d'afflux de lecteurs redirigés par Digg, un phénomène appelé «l'effet Digg». Des blogues obscurs ont aussi vu leur lectorat grimper à cause d'une bonne place dans Digg.

Dans un univers où toutes les entreprises mangent ou se font manger, Digg est resté farouchement indépendant. Des rumeurs indiquent que Google et Microsoft seraient intéressées à acheter Digg. Prix de vente possible: entre 200 et 300 millions de dollars.

Kevin Rose ne veut pas commenter les rumeurs. «Tout ce que je peux dire, c'est que nous avons pas mal de trucs cool qui s'en viennent sur le site. Restez à l'écoute.»