Imaginez qu'en soirée, le robinet de votre cuisine ne vous fournisse qu'un mince filet d'eau. Imaginez ensuite que c'est parce que le plombier du coin ne veut simplement pas surtaxer la tuyauterie du quartier. C'est présentement ce que fait Bell Canada avec son accès à l'internet haute vitesse. Et pour certaines entreprises injustement affectées, cet accès est au moins aussi vital que l'eau potable.

Depuis l'automne dernier, plusieurs internautes canadiens, pas tous des clients directs de Bell Canada, ont remarqué que la vitesse de leur connexion internet ralentissait en soirée. Le mois dernier, le géant canadien des télécoms a admis qu'il module le flot de données transmises sur son réseau, dans le but de ralentir le transfert de fichiers via des applications poste-à-poste (P2P), comme le fameux réseau Bittorrent, dont plusieurs se servent pour copier illégalement de la musique ou des films.

Si la mesure, décriée par l'Union des consommateurs, vise les internautes compulsifs, des fournisseurs de services internet (FSI) indépendants sont aussi affectés. Ces FSI achètent de Bell un certain volume de transmission de données en lot et le revendent ensuite aux consommateurs.

La faute à Teachers'?

«Bell alloue un certain volume de données à ses clients FSI chaque mois», explique Joseph Bassili, président de Colba Net, un fournisseur montréalais de services internet. «Elle leur facture ensuite l'excédent en sus. Probablement que Bell, en passant aux mains de Teachers', espère faire faire de plus grands profits à son nouvel actionnaire.»

C'est une opinion qui circule dans le milieu en ce moment. Tom Copeland, directeur de l'Association canadienne des fournisseurs internet (ACFI), acquiesce. «Ça tombe sous le sens», dit-il. «En fait, on a l'impression que Teachers' est déjà aux commandes de Bell!»

M. Bassili n'est pas choqué plus qu'il ne le faut par ce que fait Bell, même si son entreprise offre un accès internet qui repose sur sa bande passante. C'est que Colba Net a récemment déployé sa propre technologie, plus rapide et, surtout, indépendante.

«Nos clients qui téléchargent beaucoup vont simplement passer à ce service», croit-il. Autrement dit, si Bell Canada hausse ses revenus à court terme avec cette pratique, elle pourrait le regretter à plus long terme, ses clients se désengageant graduellement de ses services.

C'est d'autant plus contradictoire que Bell songe à modifier sa méthode de facturation afin de faire payer les internautes selon le volume de données téléchargées, un peu comme le fait Vidéotron. Dans ce contexte, Bell aurait intérêt à cajoler ses plus gros clients, pas à limiter leur bande passante.

Des PME pénalisées

Les FSI ne sont pas seuls à trouver la situation injuste; plusieurs autres PME sont également pénalisées. Depuis la mi-mars, la modulation de trafic de Bell ne fait pas distinction et s'applique à tous ses clients, qu'ils soient résidentiels ou corporatifs.

Bell assure ne limiter que les usages poste-à-poste à la Bittorrent. Sauf que des clients assurent avoir vu un ralentissement d'applications comme la téléphonie IP et les réseaux privés virtuels (VPN).

Naturellement, l'ACFI décrie cette nouvelle politique de Bell Canada. «Bell s'est engagé dans une activité de contrôle et l'a fait sans avertir ses clients grossistes, ni le CRTC», résume Tom Copeland, directeur de l'ACFI. «Nous croyons que cette modulation du trafic internet est un abus causé par la domination de Bell sur le marché et elle place les entreprises canadiennes en situation de désavantage concurrentiel.»

L'ACFI attend une réaction de Bell et du CRTC dans les prochains jours. Son président avoue ne rien avoir contre la modulation du trafic internet comme tel, à condition qu'elle ne soit pas appliquée de force à tous les FSI. «Si Bell juge que c'est bon pour ses affaires, c'est son choix. Mais qu'elle ne l'impose pas aux autres FSI», conclut-il.