Qui n'a jamais reçu par courriel un de ces déchirants appels à l'aide visant à récupérer une grosse somme d'argent ? Quelques-uns se laissent piéger. La plupart sont agacés. Surprise : des internautes s'amusent à piéger à leur tour les fraudeurs.

Qui n'a jamais reçu par courriel un de ces déchirants appels à l'aide visant à récupérer une grosse somme d'argent ? Quelques-uns se laissent piéger. La plupart sont agacés. Surprise : des internautes s'amusent à piéger à leur tour les fraudeurs.

Des internautes qui ont du temps à perdre s'amusent à piéger des fraudeurs à leur propre jeu, en jouant les victimes potentielles pour devenir bourreaux à leur tour. Leur cible préférée: le crime organisé nigérien.

Depuis quelques années, une fraude organisée que l'on appelle la «fraude nigérienne», ou le «419 nigérien», du nom de l'article de loi correspondant dans ce pays, s'est répandue sur Internet.

Elle commence généralement par des courriels non sollicités que des criminels disant résider en Afrique occidentale envoient à des adresses glanées au hasard du Web. Ces courriels promettent une grosse somme d'argent en échange de «frais de service» quelconques que vous devez envoyer en argent comptant.

Cela semble facile à première vue de ne pas tomber dans le panneau, mais ces fraudes sont bien ficelées, agrémentées de documents pseudo-officiels et, contrairement au tout-venant des pourriels, elles sont faites par des humains qui communiquent avec vous de manière convaincante. Et les victimes sont nombreuses, jusqu'au Canada.

Certains internautes ont décidé de venger la veuve, l'orphelin et les autres pigeons, en attrapant les cyberfraudeurs à leur propre jeu.

On appelle ça le «scambaiting«: en traduction non officielle, la «pêche aux fraudeurs«. Quelques internautes sont devenus de vrais experts dans ce domaine, transformant les bourreaux en victimes après un travail acharné.

L'art des fraudeurs

Mike, de Manchester, au Royaume-Uni (qui ne souhaite pas donner son nom entier pour des raisons de sécurité), est passé maître dans l'art de transformer les cyberfraudeurs en pigeons. Chaque fois qu'il reçoit un «419», il tente de retourner la situation en faisant à l'expéditeur du courriel des promesses de carrière ou autre. Lui aussi utilise des documents falsifiés et de fausses identités.

Mais contrairement aux fraudeurs, il ne demande pas d'argent. Il leur fait envoyer à Manchester toutes sortes de travaux insolites, et tente d'obtenir d'eux des «trophées». Le plus souvent, il s'agit d'une photo du fraudeur tenant une pancarte où est écrite une phrase ridicule ou hilarante.

Dans un des exploits publiés sur son site (419eater.com), Mike répond à un fraudeur en tant que Derek Trotter, directeur d'une galerie d'art. Il lui dit qu'il n'a pas de temps pour sa «proposition d'affaires», mais qu'il est à la recherche d'artistes dans ce coin du monde. Le fraudeur, qui prend le nom de John Boko et dit habiter en Côte d'Ivoire, répond qu'il connaît justement des sculpteurs.

Derek/Mike envoie une photo de la sculpture à réaliser s'il veut obtenir une bourse de 15 000. Il s'agit d'un bibelot comique avec les personnages du dessin animé britannique Creature Comforts. Derek/Mike reçoit plus tard la sculpture, assez fidèle, par envoi postal. Grâce à Photoshop, il fait croire à John Boko que sa sculpture a rétréci de moitié au cours du voyage, «à cause de l'humidité».

Derek/Mike donne une seconde chance à l'artiste: cette fois-ci, il devra créer un Commodore 64 en bois. Le C64 arrive par la poste (on passe sur les nombreuses correspondances entre le fraudeur et le galériste), et cette fois-ci, il a été mangé par les rats! Derek/Mike envoie au fraudeur une photo des dégâts, où un beau trou fait à la perceuse est occupé par le visage d'un hamster.

Selon Mike, l'Ivoirien n'a jamais eu l'air de comprendre que c'était une blague, mais au cours de leur correspondance, il aurait donné assez d'indices pour laisser deviner qu'il gagnait environ 45 000 par mois avec ses «419», au sein d'une équipe de 20 personnes.

Mike dit aussi s'assurer de ne pas faire de victimes innocentes; il demande généralement le numéro de l'artiste qui fait le travail, pour vérifier que celui-ci est payé.

«J'aime jouer le rôle d'un homme d'affaires riche et stupide, qui a plus d'argent que de bon sens. Comme ils pensent qu'ils vont obtenir plus d'argent d'un homme riche, ils sont prêts à faire des choses extravagantes pour me séduire», dit Mike, qui publie le mois prochain un livre de ses meilleurs exploits, intitulé In Jesus Name: The Scambaiting Letters (éd. Harbour).

Et extravagance il y a. Dans son grenier, Mike dit posséder une belle collection de sculptures, dessins et autres oeuvres de cyberfraudeurs, qu'il envisage de mettre aux enchères sur son site. Mais il en a assez des arts visuels. Il passe maintenant aux arts dramatiques.

«Maintenant, je demande des audiodramatiques (radio plays)», dit-il. «J'ai un gars qui est en train de m'en préparer une avec quatre ou cinq acteurs.»

Une question reste: où trouve-t-il le temps de gérer ces longues correspondances, parfois une dizaine à la fois?

«Je suis travailleur autonome, alors j'ai du temps. Ça me prend entre trois et quatre heures par jour. En plus, je dois m'occuper de mon site Web où d'autres scambaiters publient leurs exploits, et où des victimes m'écrivent pour me demander de l'aide. Tout ce que je peux faire pour elles, malheureusement, c'est de faire perdre le plus de temps possible à mes fraudeurs pour les tenir loin de leurs victimes. Mon record est une pêche qui a duré sept mois. Je connais un gars qui a même réussi à tenir un fraudeur en haleine pendant 12 mois.»

Hélas le travail des «pêcheurs» comme Mike n'empêche pas cette fraude d'origine africaine d'engranger chaque année plus de 200 millions de dollars dans le monde entier (selon le FBI).

«Seuls les fraudeurs idiots vont gober mes scénarios les plus loufoques. Sur 800 fraudeurs que j'ai contactés ces dernières années, beaucoup de correspondances n'ont rien donné.»

Un jeu dangereux

Si des fraudeurs se font prendre dans ces scénarios loufoques, jusqu'à accepter de se prendre en photos dans des situations ridicules, il ne faut pas croire qu'ils ne sont que des voleurs de pommes simples d'esprit. Ils travaillent souvent pour le compte d'organisations criminelles, et les victimes qui ont été invitées rencontrer physiquement leurs fraudeurs, ou l'ont fait spontanément pour les confronter, l'ont appris à leurs dépens. On connaît au moins un cas documenté d'assassinat: un Grec de 29 ans qui a été invité à Durban, en Afrique du Sud, pour récolter la grosse somme d'argent promise dans un «419», et a été enlevé à son arrivée. Selon la chaîne sud-africaine News 24, la police aurait retrouvé son corps à demi carbonisé, avec plusieurs membres cassés. Il avait de toute évidence été traîné par un véhicule et brûlé vif.

«C'est dangereux de rejoindre physiquement les fraudeurs, surtout si c'est pour se venger», dit Mike. «Ils sont prêts à utiliser la force. Ce sont de petits groupes de un à 10 fraudeurs, mais ils sont liés au crime organisé. Ils pourraient retracer les blagueurs comme moi avec des méthodes informatiques complexes, mais ça n'est jamais arrivé.»

On espère pour lui que ça n'arrivera pas.