Un jeudi soir du mois d'août, dans le grand salon de la maison Notman, à l'angle des rues Sherbrooke et Clark, une vingtaine de personnes sont réunies pour assister à la deuxième rencontre du groupe Self Quantify Montréal, un rassemblement de gens intrigués par l'auto-quantification. Il y a cinq femmes et une vingtaine d'hommes, tous intéressés par cette tendance à tenir un journal de ses performances sportives et de ses signes vitaux (poids, pression sanguine, heures de sommeil, nombre de calories ingérées, etc.)

Devant nous, Pierre-Alexandre Fournier, diplômé de Polytechnique et jeune entrepreneur cofondateur de Carré Technologies, présente son bébé: un chandail. En apparence un simple maillot comme en portent les cyclistes et les coureurs, à la différence que le tissu du vêtement est muni de biocapteurs intégrés. Grâce à une pile qui pèse 90 grammes, soit environ le poids d'un iPod nano, le chandail en question permet de «monitorer» le nombre de calories dépensées, la qualité du sommeil, l'activité cardiaque, et ce, toute la journée et toute la nuit.

Pendant que Fournier, vêtu de son chandail, nous explique son concept, on peut suivre ses battements cardiaques sur un grand écran derrière lui.

Ce vêtement, une fois commercialisé, pourrait bien être très populaire auprès des adeptes de l'entraînement physique qui souhaitent surveiller et améliorer leurs performances. «Dans un avenir rapproché, on va voir de plus en plus de vêtements et de bijoux peu encombrants qui serviront à enregistrer certains signes vitaux et qui pourront être connectés à nos téléphones mobiles, note le président de Carré Technologies qui a présenté son invention à plusieurs entreprises au Canada et aux États-Unis. Il ne faut pas que ce soit plus lourd qu'un MP3, sinon les gens ne les porteront pas.»

Le mouvement Quantify Self a été créé en Californie en 2008 par deux journalistes, Gary Wolf et Kevin Kelly. Aujourd'hui, on compte une cinquantaine de ces groupes un peu partout sur la planète. Les membres se rencontrent pour échanger leurs outils et leurs expériences. À lui seul, le groupe de Montréal compte une soixantaine de membres, des gens intéressés par le développement personnel, la performance physique et la technologie.

«Le mouvement a beaucoup changé au fil des ans, observe Gary Wolf, joint au téléphone par La Presse à son retour d'Amsterdam où il a assisté au lancement d'un groupe Quantify Self en Europe. Aujourd'hui, les groupes sont plus diversifiés. Au début, on parlait beaucoup d'équipement, de quincaillerie. On échangeait des notes sur le meilleur appareil pour accomplir telle ou telle tâche. Aujourd'hui, il est davantage question des expériences et des objectifs de chacun. On sent qu'on est au début de quelque chose. On commence à comprendre les bénéfices sur notre santé de nous monitorer. Que ce soit pour améliorer notre sommeil ou notre alimentation, il y a de plus en plus d'appareils et d'applications mobiles accessibles à tous, pas trop chers et faciles à utiliser.»

Autrement dit, le mouvement qui rassemblait une petite poignée de geeks et de maniaques d'informatique qui no taient chaque signe vital pour le plaisir de bâtir des graphiques et des tableaux est en train de prendre de l'ampleur. Des gens de tous les milieux, et plus seulement des athlètes de haut niveau s'intéressent désormais à l'auto-quantification afin d'améliorer leur état de santé (en notant l'évolution de leur poids) ou de pousser plus loin leur entraînement sportif (en répertoriant tous les détails d'une course par exemple). C'est le cas de Luc Prévost, un homme dans la cinquantaine qui a assisté à la rencontre de Quantify Self Montréal en août dernier. «J'ai 54 ans et je veux transformer mon corps, me réinventer totalement, explique ce végétalien adepte de l'entraînement physique de haute performance. J'ai fait construire un vélo à ma hauteur et mon but est d'arriver à réduire mon entraînement à quatre minutes par jour. C'est l'auto-quantification qui va m'aider à y arriver. Je note tout ce que je mange, chaque variation de poids, chaque minute d'entraînement. Cela peut paraître égocentrique, car on passe notre temps à noter le moindre signe vital, la moindre performance physique, mais je le vois plutôt comme un outil de connaissance personnelle.»

Quand on y pense, l'auto-quantification, malgré son côté science-fiction, n'a rien de bien sorcier. Tenir un journal est une pratique vieille comme le monde. «Les journaux intimes de Benjamin Franklin sont une forme d'auto-quantification», note l'entrepreneur Pierre-Alexandre Fournier, lui-même adepte de cette pratique.

«Les gens qui suivent les régimes Weight Watchers ont une démarche basée sur l'auto-quantification, poursuit-il. Ils notent ce qu'ils mangent ainsi que le nombre de calories dépensées. Les diabétiques ou encore les femmes qui utilisaient la méthode de contraception du thermomètre pratiquaient tous une forme d'auto-quantification.»

Quand il est devenu père, Pierre-Alexandre a observé son bébé pendant deux semaines, 24 heures sur 24. «On notait tout: ses boires, les changements de couche, le sommeil. On a mieux compris ses rythmes et on est devenus pas mal plus efficaces comme parents dans notre routine.»

Comme l'écrivait Gary Wolf dans un long texte expliquant les principes de l'auto-quantification paru dans le New York Times Magazine en 2010, les gens cherchent tous des réponses à leurs questions, et ce, même s'ils ne connaissent pas toujours la question lorsqu'ils commencent à tout noter et à tout répertorier. Ils ont l'impression qu'il se cache quelque chose de fondamental derrière tous ces chiffres, et qu'en continuant à tout noter, ils vont finir par comprendre quelque chose», écrivait le journaliste à l'époque.

«Aujourd'hui, l'auto-quantification est de plus en plus populaire parce que les capteurs électroniques sont plus petits et plus performants, ajoute Gary Wolf au téléphone. Les gens se déplacent désormais avec leur ordinateur, c'est-à-dire leur téléphone mobile, et grâce aux réseaux sociaux, ils sont de plus en plus habitués à partager des informations personnelles.»

Des propos que confirme Jonathan Tremblay, directeur du Centre national multisports Montréal et consultant, entre autres, auprès du Canadien de Montréal. Selon lui, la popularité de l'auto-quantification s'explique en partie par la diminution du coût des appareils, ce qui les rend accessibles auprès du commun des mortels. «Dans les années 80, on utilisait les logbooks pour monitorer un athlète. Aujourd'hui, les montres GPS permettent de calculer la fréquence cardiaque, la dépense énergétique et le débit sanguin. L'évaluation du sommeil permet quant à elle d'observer la récupération des athlètes et l'acquisition de certaines notions dans un sport. Un athlète qui s'entraîne peut envoyer instantanément ses données personnelles à une nutritionniste qui ajustera son régime en conséquence. On peut penser que bientôt, les médecins feront de même avec leurs patients.»