La première fois que Steve Jobs est entré dans ma vie, c'était à cause de mon ami Sylvain. Il claironnait qu'avec son Mac, on pouvait réaliser à peu près n'importe quoi. Je le ne croyais pas. J'avais eu un TI-16 à cassette, un Commodore 64, un PC en DOS. Je savais de quoi je parlais.

Son écran était gros comme un mouchoir. Mais derrière cet écran, un aquarium, avec des poissons qui nageaient. Des poissons dans un ordi, je n'avais jamais vu ça. Un «screensaver», m'avait expliqué Sylvain.

Il coûtait 3400$. Une fortune. J'aurais vendu toutes mes possessions pour en acheter un. Nous étions jeunes, avec enfants, et pas très riches. J'en rêvais. On s'est finalement payé un SE. J'ignorais qu'en achetant mon premier Mac, j'entrais dans une secte.

J'ai interviewé Steve Jobs durant le Macworld de San Francisco. C'était en 1999. Pour les Macqueux comme moi, couvrir le Macworld, c'était Noël, l'Halloween, mon anniversaire et le paradis tout-en-un. Imaginez rencontrer Steve Jobs.

Je l'avais déjà rencontré dans des cocktails, mais j'avais été si intimidée que je n'avais posé qu'une ou deux questions. Assez insipides. Il était expéditif, essayant visiblement de se contenir devant des questions qu'il devait juger... ternes. Pas très encourageant.

Finalement, j'ai demandé une entrevue privée qu'on m'a accordée. Privée est un grand mot: une dizaine de journalistes américains m'accompagnaient. Un peu comme une audience privée avec le pape et 20 000 fidèles. Il portait la même blouse blanche sous une veste noire que durant son allocution. Pas de jeans et le triomphe plutôt modeste. Réservé, même. C'était avant l'époque du col roulé noir.

Il s'est révélé plus tolérant. Mes interventions ne lui ont pas semblé trop idiotes. Il m'appelait Marie. Et m'assurait que mes questions étaient intéressantes. Sauf qu'il répétait le même baratin à tout le monde. «Good question, Marie. Good question, Dan».

J'ai rencontré Jobs à trois reprises. À Boston d'abord, à New York, puis à San Francisco. Devant une foule, il parlait lentement, présentait ses nouveaux produits dans un ballet savamment orchestré. En petit groupe, il était plus incisif. On sentait l'intensité derrière le sourire crispé. Un homme charismatique, impressionnant. Et un brin impatient.

Je l'ai vu en personne pour la première fois en 1997 durant le Macworld de Boston. Jobs retournait chez Apple, la compagnie qu'il avait fondée et qui l'avait congédié en 1985. Les quelque 2000 personnes dans la grande salle du World Trade Center l'avaient ovationné. Debout, en scandant «Steve, Steve». J'avais assisté à d'autres conférences avec des grands comme Bill Gates. Jamais je n'avais entendu quelqu'un crier «Bill, Bill».

C'était l'année où Apple avait conclu une entente avec Microsoft. Qui, en vertu de ce partenariat, épargnait Apple d'une faillite assurée. Par un hasard inouï, j'avais abouti dans la première rangée.

Jobs avait mis la table en assurant que sa compagnie choisissait ses associés avec soin. Il marchait de long en large et on le sentait mal à l'aise. Son front brillait. Quand il a mentionné Microsoft, la foule derrière moi a hué. Je lui en ai parlé par la suite. Il a hésité, puis m'a confié que Apple n'avait pas le choix, qu'il s'attendait à cette réaction. Puis, il s'est ressaisi pour vanter les mérites de l'entente. Il avait raison. La compagnie, dont on annonçait la mort imminente chaque trimestre, a survécu. L'action en 1997 valait 3,23$. Hier, elle a clôturé à 369,80$.

L'année précédente, j'avais rencontré Guy Kawasaki durant un party. Kawasaki était «The Evangelist», le gourou d'Apple. Engagé pour répandre la bonne nouvelle. Selon lui, Apple était la compagnie la plus innovatrice de l'histoire de l'humanité, qui ne suivrait jamais les diktats du marketing. Entre deux bières, il m'avait expliqué que Steve Jobs avait toujours créé des produits que les gens ne savent même pas qu'ils veulent. «C'est un génie».

Steve Jobs voulait placer un Mac sur chaque bureau, dans chaque cuisine. Durant ma dernière rencontre, je l'avais questionné sur les échecs d'Apple: Newton, le Macintosh Portable, Pippin... Il m'avait répondu sans le moindre sourire: «C'est normal, ces appareils sont sortis durant mon absence d'Apple».