À la demande des télévisions généralistes qui veulent toucher leur part des revenus de la câblodistribution, le Conseil de radiodiffusion et des télécommunications canadiennes est sur le point de trancher sur l'avenir des oreilles de lapin. Finie, la télé gratuite sans le câble? Pourtant, il existe toujours des téléspectateurs qui ne sont pas câblés, par choix ou par obligation.

À la demande des télévisions généralistes qui veulent toucher leur part des revenus de la câblodistribution, le Conseil de radiodiffusion et des télécommunications canadiennes est sur le point de trancher sur l'avenir des oreilles de lapin. Finie, la télé gratuite sans le câble? Pourtant, il existe toujours des téléspectateurs qui ne sont pas câblés, par choix ou par obligation.

Hélène Dumas vit très bien le deuil de sa télé «morte» de cause naturelle il y a deux mois. Si elle songe à la remplacer, c'est uniquement pour recommencer à visionner des DVD. Parce que, autrement, il y a longtemps qu'elle s'est désintéressée du petit écran. «La télé empire. Surtout depuis l'avènement de la téléréalité, une tendance que je trouve affreuse. Tout ce qui se fait en télé n'est pas pourri, mais pour 10 % de qualité, il y a 90 % de trucs plutôt moches», dit celle qui n'a jamais donné un sou à un câblodistributeur.

Cela dit, elle n'est ni pirate, ni pauvre, ni pingre. Seulement, jusqu'à maintenant, les rares émissions qui méritaient son intérêt (Rumeurs, Desperate Housewives) étaient accessibles gratuitement. Et au bout du compte, elle préfère de loin lire, aller au cinoche ou faire un saut au gym.

Même chose pour Nathalie Bourdelais, qui parle très sereinement de sa situation de «non-câblée.» «La seule émission qu'on regarde chez nous, c'est Tout le monde en parle», dit cette mère de deux enfants, heureuse propriétaire d'une télé fonctionnant grâce à des oreilles de lapin, auxquelles sont fixés des bouts de laine d'acier.

La télé, chez Nathalie Bourdelais, sert surtout à visionner des films. «On favorise d'autres activités. On bouge beaucoup, on fait plein de trucs en famille.» Mais si ses antennes coiffées de laine d'acier devenaient obsolètes, elle accepterait cependant de se rallier aux 88 % de câblés. Simplement pour ne pas être trop déconnectée et marginaliser ses filles. «Je voudrais quand même avoir accès aux nouvelles. Ça prend quand même un minimum. On ne veut pas devenir granolas!»

Il y a deux catégories de non-câblés, souligne le sociologue Florian Sauvageau, directeur du Centre d'études sur les médias de l'Université Laval. D'abord, ceux qui ont des revenus trop maigres pour payer la note. «La télé publique doit respecter ses principes d'universalité», estime celui qui juge primordial de trouver une façon pour que tous aient accès aux chaînes généralistes, à un très bas prix. Mais Hélène Dumas et Nathalie Bourdelais, quant à elles, appartiennent à un second groupe, minoritaire, qui résiste à la télé par manque d'intérêt. «Il s'agit souvent de gens instruits, qui estiment ne pas avoir besoin de toutes ces chaînes.»

La télé? Tout le monde en parle!

Ne pas avoir de télé, c'est trouver du temps pour jouer dehors, causer avec ses enfants, relire Proust. Mais il y a un prix à payer : une certaine exclusion sociale.

Autour de la machine à café, vos collègues de travail ne se lassent pas d'échanger leurs impressions sur les préférences masculines de Sophie Paquin? Vos 5 à 7 au café des Éclusiers finissent toujours par des débats entre les «pour» et les«contre» de la série C.A.? Normal. La télé est le loisir le plus répandu chez les Québécois. En 2004, chaque Québécois a consacré en moyenne 376 $ en dépenses de câblodistribution et de diffusion par satellite et 179 $ en équipement télévisuel. Des sommes largement supérieures aux 106 $ destinés au cinéma, aux 91 $ consacrés aux livres et 25 $ en sorties au musée. Les heures passées devant le petit écran tendent toutefois à diminuer. En 2003, les Québécois ont passé en moyenne 23,6 heures devant le petit écran chaque semaine. En 1996, cette moyenne était de 26 heures.

Dans un rapport publié par le Centre d'études sur les médias de l'Université Laval, on découvre que les femmes sont de plus grandes télévores que les hommes (une différence de plus de six heures en 2003). On apprend aussi que les heures passées devant la télévision augmentent avec l'âge : les femmes âgées de plus de 60 ans passent près de trois fois et demie plus de temps devant leur téléviseur que les hommes de 18 à 24 ans.

On s'en doutait : les jeunes préfèrent consacrer du temps à Internet, aux jeux vidéo ou à des activités autres que le cocooning. Selon Florian Sauvageau, ces mêmes jeunes pourraient se montrer réfractaires à l'obligation de payer pour avoir la télé. «Les jeunes ont pris des habitudes de gratuité, avec Internet. Cela explique, en partie, le succès des journaux gratuits distribués dans le métro.»

Même son de cloche chez Pierre Delagrave, publicitaire chez Cossette. «Si le câble était nécessaire pour capter la télé, les jeunes seraient à mon avis les premiers à se débrancher. Au lieu de regarder la télé, ils sont nombreux à préférer s'installer devant YouTube, écouter de la musique ou surfer sur Internet avec leurs amis.» En revanche, ce publicitaire pressent que la majorité des propriétaires d'oreilles de lapin vont prendre le «virage câble» plutôt que d'abandonner la télé. «Trente pour cent des foyers québécois sont constitués de gens vivant seuls. Sans télé, ils seront confrontés à une grande solitude.»

Fan de Ugly Betty et Desperate Housewives, John-Hugo Tremblay a trouvé un moyen efficace et économique pour capter ses émission préférées, sans verser l'aumône mensuelle à Vidéotron : il télécharge. Même s'il vient de se procurer une nouvelle télé haute définition, il n'a pas l'intention de se câbler. Pour l'instant, il est très satisfait de la réception que lui offrent ses oreilles de lapin. Et comme il avait tendance à regarder la télé par dépit, il préfère désormais se consacrer à des loisirs plus édifiants. «La télé est à la fois pire et meilleure qu'avant. D'une part, il y a des chaînes comme le Food Network, qui proposent des choses très poussées, mais aussi beaucoup de trucs nuls pour meubler. Entre le junk et la gastronomie, on ne trouve pas grand-chose.»

«Je constate de plus en plus la limite de la télé comme mode d'accès au monde», observe le rappeur Biz, du groupe Loco Locass, qui s'est intéressé de près aux audiences du CRTC sur l'avenir des chaînes «gratuites». D'ailleurs, sa décision est prise : jamais il ne paiera pour capter la télé. «Je vais écouter mes séries préférées en DVD, sans pub. De toute façon, c'est rendu insupportable, la façon dont ils placent des publicités partout. Par contre, je vais payer pour acheter le journal ou voir des spectacles.»

Biz se désole que, pour plusieurs gens, la télé soit la seule fenêtre sur le monde. Et si, contre toute attente, la fin de la gratuité était une mauvaise nouvelle qui en cache une bonne? «J'étais en maudit, quand Radio-Canada a cessé de diffuser le hockey. Mais finalement, cela nous a donné un prétexte, à mes amis et moi, pour sortir dans un bar et regarder les matchs.»