Cette histoire commence dans la journée de samedi. Accompagnée de sa coach et amie Manon Perron, Joannie Rochette parlait avec sa mère, qui allait prendre l'avion et lui disait qu'elle l'aimait. Thérèse Rochette avait l'habitude de l'appeler plusieurs fois par jour et de lui laisser un message: «Appelle-moi, cocotte, je t'aime, ma grande. Fais attention à ton triple axel.»

En soirée, pour la première fois depuis le début des Jeux, Manon a faussé compagnie à sa patineuse pour aller passer la nuit avec son mari dans un condo que des amis leur prêtaient dans West Vancouver. Tout allait pour le mieux. Le grand défi était pour la prochaine semaine.

À 2h cette nuit-là, le portable s'est mis à sonner. Tout endormie, Manon Perron s'est rendue dans la salle de bains pour répondre. Trop tard. On avait raccroché. Mais elle a reconnu le numéro de Wayne Halliwell, le psychologue sportif de l'équipe.

Manon Perron était trop endormie pour vraiment s'inquiéter.

Deuxième coup de téléphone. Toujours de M. Halliwell. «Il s'est passé quelque chose, la GRC va passer te prendre, viens-t'en au village», lui a-t-il dit.

«J'ai dit à mon mari: "Je dois rêver, la RCMP va venir me chercher?" Wayne n'est pas un farceur, d'habitude», raconte Mme Perron.

Ce n'était pas une blague.

Une heure plus tôt, Normand Rochette était dans une ambulance, en route pour l'hôpital. On avait tenté des manoeuvres de réanimation, mais tout indiquait que sa femme était déjà morte. Dans sa peine et son désarroi, il a téléphoné à sa fille, Joannie, pour lui laisser un message. Il savait que sa championne de fille dormait comme un loir. «Joannie, c'est ton père. Quand tu prendras ce message, veux-tu me rappeler?»

Incroyable, Joannie s'est réveillée, le temps de vérifier qui avait appelé, mais elle ne s'en souvenait à peu près pas le lendemain.

Au deuxième étage de l'édifice du village, pendant que Joannie replongeait dans le sommeil, Manon Perron, Normand Rochette, Wayne Halliwell, Benoît Lavoie (président de Patinage Canada) et la Dre Julia Allyene, médecin de l'équipe, étaient réunis en conseil de guerre. Normand Rochette réalisait que le simple fait de laisser un message à sa fille était inhabituel. Puis il n'y avait pas songé, mais il se souvenait maintenant que, quand il a téléphoné, on pouvait entendre le son strident des sirènes de l'ambulance. Il ne voulait pas que Joannie comprenne de cette façon ce qui s'était passé.

Benoît Lavoie savait que la camarade de chambre de Joannie, la patineuse Tessa Virtue, avait rendez-vous chez le physiothérapeute à 6h30. On a donc décidé de laisser dormir les deux athlètes en prenant quelques précautions. On craignait surtout de laisser passer un appel de Montréal puisque Normand Rochette avait déjà prévenu quelques proches.

À 6h, Joannie a écouté le message de son père. Elle l'a appelé tout de suite sans se douter qu'il était dans le village, deux étages au dessous. Il est monté avec Manon Perron. Quand ils sont entrés, Joannie, comme frappée par la foudre, a demandé: «Papa, c'est quoi, ce message? Qu'est ce qui est arrivé?»

M. Rochette, incapable de dire toute la vérité, a commencé par dire que sa mère s'était sentie pas tout à fait bien en arrivant à Vancouver...

«Papa! Qu'est ce qui est arrivé? Conte-moi pas d'histoires!» lui a lancé Joannie.

C'est Manon Perron qui a pris les devants. «Joannie, ma grande, ta mère est décédée.»

Selon Benoît Lavoie, président de la Fédération de patinage artistique, Joannie a eu une forte réaction. Une peine immense qui l'a fait pleurer à lourds sanglots.

Une quinzaine de minutes plus tard, elle a demandé: «Je veux aller voir ma mère. J'ai le droit.»

La Dre Allyene a téléphoné à l'hôpital pour qu'on prépare le corps de Thérèse Rochette. Manon Perron était déjà prête à partir pour l'hôpital quand elle a demandé: «Où est Joannie?»

La jeune femme était dans la salle de bains en train de se maquiller.

«Qu'est ce que tu fais, ma grande? T'as pas besoin de te maquiller?

- Je veux prendre une dernière photo avec maman. Je veux être belle. C'est ce qu'elle aimerait, que je sois belle», lui a juste répondu Joannie.

Elle a eu sa photo. En revenant, Manon et elle ont discuté de la suite des choses. «Qu'est ce que t'en penses? Étape par étape, pourquoi t'essaies pas de réaliser ton rêve? On va voir comment ça va se passer.»

Mais la décision de Joannie était déjà prise. Sa mère l'avait élevée en fille forte, elle serait une fille forte.

Pendant ce temps, Benoît Lavoie et Marcel Aubut, coprésident du Comité olympique canadien, s'attaquaient à un autre degré d'intervention. Il fallait obtenir de la Fédération internationale de patinage artistique une dérogation si on voulait que Joannie n'aie pas à s'arrêter dans la zone mixte après le programme court.

Il fallait également trouver une solution pour le logement. On voulait que son psy, sa docteure, sa coach puissent avoir accès à elle. On souhaitait en même temps qu'elle ait ses moments de solitude. Son nouveau chum, Guillaume Gfeller, est venu la réconforter.

La journée de lundi a passé dans une sorte de brouillard. Manon et Joannie pleuraient, riaient, re-pleuraient, lisaient des messages de réconfort et se remontaient le moral tout en se préparant pour l'entraînement.

Pendant ce temps, le COC, Patinage Canada et l'ISU faisaient tomber toutes les contraintes. Joannie avait un petit local à la patinoire pour s'isoler avec son iPhone pour écouter sa musique. Les patineuses des autres pays lui faisaient de petits signes d'encouragement. «La chose qui m'a le plus touché, c'est le respect. Respect des médias, respect des adversaires, respect de tout ce monde pour son espace et son intimité», note Benoît Lavoie.

«Ils ont été d'une efficacité incroyable. Tout d'un coup, on n'était plus obligé à rien. On voulait seulement que Joannie puisse passer au travers et soigner sa peine», raconte Manon Perron après coup.

Pendant ce temps, Sylvie Fréchette, qui avait perdu son fiancé dans les jours précédant les Jeux de Barcelone, est venue rencontrer Joannie pour lui parler de sa propre expérience. Pour qu'elle ait quelque chose à partager. À comprendre.

Mais il n'y avait plus rien de pareil. Il faut réaliser que cette semaine de compétition avait été préparée depuis des mois. À la minute près. Il y avait un plan de bataille qui ne tenait plus la route.

Comment cette athlète olympique allait-elle dormir? Comment allait-elle manger? Et l'entraînement, on ferait quoi?

La présence de son chum, Guillaume, allégeait la fatigue de tous. Pendant qu'il se tenait avec Joannie, Manon Perron et Benoît Lavoie reprenaient des forces, se rechargeaient d'énergie. Pendant ce temps, Marcel Aubut, qui avait compté sur Lavoie dans son conseil d'administration de Célébration de l'excellence, était au téléphone pour aplanir les difficultés de logistique.

Wayne Halliwell ne s'est pas contenté pas de belles paroles avec Joannie. Il a fait venir Alexandre Bilodeau et Jenn Heil pour la distraire et la motiver. À la cafétéria du village des athlètes, il s'arrangeait pour que Sidney Crosby vienne partager le repas de Joannie.

Danièle Sauvageau, le mentor de Manon Perron dans le coaching, venait appuyer l'équipe de soutien.

Mardi, avant le programme court, Julia Allyene, Wayne Halliwell, Manon Perron, Benoît Lavoie et Normand Rochette étaient à l'aréna. Si Joannie devait s'écrouler, si elle était incapable de prendre part à la compétition, ils étaient prêts à la soutenir. Quelques minutes avant le programme court, les jambes de la patineuse tremblaient, mais elle tenait le coup. «J'ai douté jusqu'au bout. Le médecin était là parce qu'il fallait se préparer. Si elle n'est pas capable, si elle perd connaissance, si elle se blesse? Mais j'étais optimiste», raconte Benoît Lavoie.

Après le succès du programme court, tous ont remarqué qu'il y avait de la vie dans les yeux des proches, de la famille. Joannie a bien dormi.

Et mercredi, c'était business as usual. La compétitrice avait pris le dessus...

Hier, Joannie Rochette a donné une très belle conférence de presse.

Joannie devait patiner au Gala des champions sur Die Another Day de Madonna. Elle avait changé d'idée dans la nuit. Ce serait Vole de Céline Dion.

Jeudi soir, en Floride, Céline Dion était debout avec son mari, René Angélil, et leur fils, René-Charles, pour regarder le programme long de Joannie. Dans les minutes qui ont suivi, Céline et René Angélil se sont mis à pleurer. Céline connectait directement avec la peine et le triomphe de la patineuse québécoise.

Quand son père est mort, Céline a chanté le soir même. Elle s'était dit que 4000 personnes, dont des centaines de Québécois, avaient payé leur voyage pour venir l'écouter en spectacle. Ce soir-là, elle a chanté comme si son père l'accompagnait sur la scène. Parce que c'est ce qu'il aurait voulu d'elle.

Hier, René Angélil et Céline Dion ont envoyé des fleurs à Joannie. Mieux, ils ont parlé à la jeune femme. René Angélil lui a rappelé qu'elle était une grande championne, que sa force et son courage faisaient d'elle une grande et belle personne. À l'autre bout, devant 50 caméras de télévision, Joannie souriait enfin. Céline est son idole et, surtout, était celle de sa mère, qui l'admirait inconditionnellement.

Puis, tout le groupe est parti. Toujours dans la super-bulle des Jeux olympiques.

«Mais la bulle achève. La semaine prochaine, ça va être une autre histoire. Les funérailles, ça va être terrible. La vraie vie va la frapper de plein fouet.»

La voix de Manon Perron est plus fatiguée. Après Vancouver, il va rester la vie.

Vole, vole petite aile

Ma douce, mon hirondelle

Va t'en loin, va t'en sereine