Oh! Qu'il y avait des larmes dans les gradins. Et même dans la tribune des journalistes. Quand Joannie Rochette est entrée sur la patinoire pour la période de réchauffement, on a senti qu'elle faisait l'impossible pour entrer dans une bulle qui lui appartenait à elle-seule. Et peut-être à la pensée et à l'amour de sa mère.

Puis, on a senti monter une tension lourde mais respectueuse dans l'édifice. Les gens montraient une certaine retenue comme s'ils ne voulaient pas en mettre plus sur les épaules de la jeune femme.

Puis Joannie s'est mise à patinoire. On l'a sentie forte et concentrée. Ses sauts ont été expédiés avec la puissance qu'on lui connaît. On retenait son souffle dans le Colisée. Jusque là, ça se passait en professionnelle.

C'est quand elle eut terminé son programme que la peine et l'émotion sont montées à la gorge de la championne. Son visage montrait qu'elle était contente de sa performance mais elle sortait tranquillement de sa concentration d'athlète. De championne.

On l'a vue lutter contre les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle saluait avec un air de désarroi sur le visage. C'est en arrivant à la sortie de la patinoire, quand Manon Perron sa coach depuis des années l'a serrée dans ses bras, que les sanglots sont sortis. Les gens applaudissaient pour certains, d'autres essuyaient leurs larmes. On a senti un mélange de respect et d'amour flotter pendant de longues secondes. Le Colisée était sorti du sport. Une fille pleurait sa mère.

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On aurait dit que tout Vancouver s'était donné rendez-vous au Colisée du Pacifique. Dès 13 heures, les photographes arrivaient par dizaines pour s'accaparer les meilleures positions de travail.

J'étais avec Simon Drouin et l'autobus des médias était bondé. Il n'était pas encore 13 heures et 45 quand nous sommes arrivés.

Canadiens, Américains et Québécois venaient couvrir trois minutes et demie d'émotion. Ils savaient que Joannie Rochette allait patiner à 23 heures, 35 minutes et 30 secondes, heure de l'Est. Ils se pointaient si tôt au Colisée pour avoir la meilleure place possible pour les compétitions de la soirée. Mais la compétition passait en deuxième. Ils étaient là si tôt parce qu'il y aurait «23 heures, 27 minutes et 30 secondes». Le moment où Joannie allait se présenter sur la glace.

En fait, Joannie Rochette ne devait pas savoir à quel point la performance qu'elle allait offrir sur la patinoire serait suivie par l'Amérique du Nord. Aux États-Unis, son histoire avait été récupérée et enrichie par NBC. Les Américains adorent ces drames où les grands athlètes doivent surmonter leur peine et leur douleur pour briller.

Julie Snyder, la grande spécialiste des moments d'émotion à la télévision québécoise, se préparait pour veiller tard. L'idéal aurait été que le décalage horaire ne force pas les gens à rester si tard devant leur écran mais les Jeux se passent à Vancouver et pas encore à Québec : « Oui, je vais regarder Joannie. J'espère que ceux qui doivent travailler tôt le matin auront la même chance que moi. Je ne sais comment ça va se passer mais je suis convaincue que c'est ce que sa mère aurait souhaité. Elle a consacré ses énergies, son temps et ses efforts pour que Joannie réalise ses rêves aux Olympiques. Je suis une mère et moi, s'il m'arriverait malheur dans une situation semblable, je souhaiterais que mes deux enfants réalisent leurs rêves. Et puis, Joannie n'a rien à craindre. Si sa mère peut la voir, s'il y a une vie au-delà, elle va trouver que c'est elle la meilleure de toute façon. Notre enfant est toujours le meilleur dans notre coeur », de dire Mme Snyder, la gorge serrée.

Il restait deux heures à attendre. Au Québec et même en Floride, des réveille-matins étaient réglés pour sonner dix minutes avant l'heure. 23 heures, 27 minutes et 30 secondes. On voulait la voir, on voulait l'encourager dans son coeur.

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Ils étaient plusieurs à partager cette émotion tant à Vancouver que dans le reste du pays. Une responsable canadienne impliquée dans le déroulement de la soirée, attendait toute émue l'entrée en scène de Joannie Rochette: «Il était 6 heures et demie du matin quand son père lui a appris la nouvelle. J'étais présente quand elle est venue pour son entraînement à 13 heures. Elle pleurait toutes les larmes de son corps en se préparant. Je me demandais comment elle pourrait patiner. Elle a pris une grande respiration et s'est avancée vers la patinoire. Son père l'a regardé et a levé le pouce en signe de bonne chance. Elle a arrêté, a refoulé une dernière larme et elle a levé le pouce vers son père. Pour lui dire que ça irait. J'ai rarement vu une scène aussi bouleversante», de me raconter la dame.

Les autres images, celles prises sur la patinoire, montraient une patineuse concentrée. À quel prix...

La dame qui me racontait les coulisses de l'histoire se tenait debout, discrète, non loin de la tribune de presse. Elle attendait 23 heures, 27 minutes et 30 secondes.