Ce jour-là, Naomi Osaka a réussi un coup exceptionnel. Face à une Serena Williams en colère, qui insultait l’arbitre devant un public new-yorkais gagné à sa cause, la jeune athlète a conservé son calme et remporté les Internationaux des États-Unis. Des nerfs à la puissance 10 ! Derrière ce visage doux et sympathique, on percevait une volonté implacable.

C’est sur cet exploit de septembre 2018 que Naomi Osaka est entrée dans la cour des athlètes d’exception. Consciente de la tribune exceptionnelle que lui valaient ses réussites sportives, elle s’est lancée avec hardiesse dans la défense de causes d’envergure.

L’automne dernier, en route vers son deuxième titre aux Internationaux des États-Unis, elle s’est présentée sur le court avant chaque match portant un masque sanitaire sur lequel était inscrit le nom d’une victime de brutalité policière aux États-Unis. Dans l’Amérique de Trump, le message était puissant. Son appui au mouvement Black Lives Matter a été soutenu.

PHOTO MARTIN BUREAU, AGENCE FRANCE-PRESSE

Naomi Osaka

Contrairement à d’autres athlètes de renom, qui évitent de se prononcer sur les enjeux sociaux, Naomi Osaka a fait de son engagement un élément clé de sa carrière. Aux gens lui reprochant de mêler politique et sport (comme si les deux n’avaient pas toujours été liés), elle a démontré un sens de la formule dévastateur comme son coup droit.

« D’abord, c’est une question de droits de la personne, a-t-elle écrit sur Twitter. Ensuite, pourquoi auriez-vous plus le droit que moi de vous exprimer ? Selon cette logique, si vous travaillez pour IKEA, vous avez seulement le droit de parler [des fauteuils] Grönlid. »

Cette prise de parole forte aurait pu inciter des entreprises à ne pas s’associer à elle, de crainte de bousculer leur clientèle. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Aujourd’hui, ses revenus de commandite sont estimés à 50 millions US par année. Elle est une vedette aux quatre coins du monde.

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Cette carrière en pleine expansion n’a pas empêché Naomi Osaka de commettre une erreur la semaine dernière. Dans une déclaration sur les réseaux sociaux, elle a annoncé son refus de participer aux conférences de presse durant le tournoi de Roland-Garros.

J’ai eu beau relire ses propos plusieurs fois, ils m’ont semblé mal expliqués et mal appuyés. En gros, elle semblait dénoncer le fait que des questions incisives soient posées à un athlète après un revers.

« J’ai souvent eu la sensation que les gens n’avaient aucun respect pour la santé mentale des athlètes, et ça sonne très vrai chaque fois que je regarde une conférence de presse ou que j’y participe. On est souvent assis là, à répondre à des questions qu’on nous a déjà posées à de multiples reprises, ou des questions qui amènent du doute dans notre esprit. Je refuse de me soumettre à des gens qui doutent de moi » (traduction adaptée de celle du quotidien français L’Équipe).

En clair, Naomi Osaka remettait ainsi en cause une composante du fonctionnement du sport professionnel, cet univers qui contribue aujourd’hui à sa richesse. Oui, les journalistes posent souvent des questions pointues. Après tout, c’est leur métier, sinon ils seraient relationnistes. Leurs articles contribuent à éclairer le public, qui aime lire à propos des vedettes sportives. Tout cela donne du retentissement au formidable outil de divertissement collectif qu’est le sport.

Si tous ses pairs ont reconnu à Naomi Osaka le droit à son opinion, personne ne l’a franchement appuyée.

Rafael Nadal a résumé l’opinion générale dans un commentaire repris par de nombreux médias : « Je la comprends, mais d’un autre côté, à mon sens, sans la presse, sans les gens qui voyagent et qui rédigent des articles sur ce que nous faisons, nos réalisations dans le monde, nous ne serions pas les athlètes que nous sommes aujourd’hui. »

La controverse a atteint un niveau supérieur lorsque Roland-Garros a imposé à Naomi Osaka une amende de 15 000 $ US pour ne pas avoir rencontré les journalistes après sa victoire au premier tour. Les dirigeants des quatre tournois majeurs l’ont aussi menacée de sanctions plus graves – dont l’exclusion des tournois – si elle persistait dans cette voie. Puisque les rencontres de presse sont obligatoires, un joueur s’y soustrayant profiterait d’un avantage indu face à ses concurrents, ont-ils affirmé, tout en l’invitant à discuter de la situation avec eux.

Sur Twitter, Naomi Osaka en a alors remis une couche : « La colère est un manque de compréhension. Le changement rend les gens mal à l’aise. »

Le problème avec cette déclaration, c’est que Naomi Osaka semblait s’arroger le droit, au nom de tous les athlètes, d’imposer le changement qu’elle souhaitait. Comme si « sa » vérité était plus importante que celle des autres. Cela dit, menacer d’exclusion une athlète aussi en vue n’était pas un monument d’habileté.

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Plus tard, Naomi Osaka a annoncé son retrait du tournoi de Roland-Garros. Elle a expliqué sa décision dans un autre message, celui qu’elle aurait dû lancer dès la semaine dernière.

Cette fois, elle a parlé de sa propre réalité plutôt que de généraliser à partir de celle des autres pour justifier son point de vue. À son grand mérite, elle a d’ailleurs reconnu cet écart en déclarant d’entrée de jeu que le « timing » de son premier message n’était pas idéal et qu’il aurait pu être « plus clair ».

Puis, elle a enchaîné avec cet aveu très fort : « La vérité, c’est que j’ai eu de longues périodes de dépression depuis l’Omnium américain de 2018 et ç’a été très difficile pour moi de composer avec cela. » Elle a ajouté être « introvertie » et que même si les journalistes de tennis l’avaient toujours bien traitée, elle ressent des « vagues d’angoisse » avant de les rencontrer.

Ces explications jettent évidemment un éclairage différent sur les évènements des derniers jours. L’état personnel de Naomi Osaka était beaucoup plus complexe que son premier message l’a laissé entendre.

La voix de Naomi Osaka est unique dans le monde du sport. Ses interventions publiques en faveur de la justice sociale se sont inscrites dans la continuité des gestes forts faits à une autre époque par Muhammad Ali et Jackie Robinson : le sport avec une conscience sociale, le sport avec le désir d’améliorer la société, le sport comme levier de changement, que ce soit par les actes, la parole ou une combinaison des deux.

En revanche, dans cette société qu’on veut meilleure, le rôle des journalistes est aussi déterminant. Leur droit de poser des questions dures aux gens qui font l’actualité, peu importe la sphère d’activité, est une composante essentielle de la liberté.

Les athlètes sont des humains comme les autres, avec leurs forces et leurs fragilités. Trouver la paix intérieure est souvent un défi. Souhaitons à Naomi Osaka de le relever avec son panache habituel. Et souhaitons que les journalistes puissent toujours poser des questions corsées dans le respect de leurs intervenants.