Il y a longtemps que le tennis n'est plus seulement l'affaire de la noblesse européenne qui l'a inventé, mais le sport garde néanmoins quelques relents aristocratiques.

Frank Dancevic est bien placé pour le savoir. Cette année, à Wimbledon, l'Ontarien de 29 ans aura vécu deux vies bien différentes, l'espace du même tournoi. D'abord celle d'un joueur de qualifications qui évolue dans l'anonymat et qui reçoit un minimum d'attention.

Et depuis mardi, celle d'un joueur d'élite qui a fait tomber le géant Ivo Karlovic, 29e tête de série et toujours dangereux sur gazon grâce à son puissant service, en trois manches de 6-4, 7-6 (5) et 7-6 (4). Il s'agit de la première victoire de Dancevic à Wimbledon depuis le plus grand match de sa carrière, son gain contre David Nalbandian, 7e au monde, en 2008.

«Je savais que si je servais bien, j'aurais beaucoup de points gratuits sur mon service, a dit Dancevic. Au retour de service, c'était comme jouer à la loterie. J'essayais de deviner où il allait servir, comme un tirage au sort avec une pièce de monnaie. Au début, j'en ai eu 10 sur 10, mais il a ensuite varié son service et ç'a été plus difficile.»

Dancevic, 107e au monde, a bien failli ne jamais disputer ce match. Il a perdu au dernier tour des qualifications à Wimbledon, mais il a obtenu un laissez-passer au tableau principal en raison du retrait de Nicolas Almagro, ce qui lui a permis de faire tomber mardi la tour Karlovic (6 pi 11 po). «Je n'ai pas joué sur ce gazon depuis un bout, a souligné Dancevic. Je me sentais motivé. J'étais relax, j'y allais pour mes coups.»

Deux tournois, deux mondes

Ce n'est un secret pour personne que les joueurs sont beaucoup mieux traités au tableau principal de Wimbledon que durant les qualifications, qui se déroulent dans l'anonymat le plus complet, à un autre club de tennis, à Roehampton. Mais Dancevic trouve que trop, c'est trop.

Après son match de qualifications la semaine dernière, il a été incapable de prendre un bain de glace - incapable d'avoir de la glace tout court, en fait. Il a dû attendre longtemps pour un massage parce qu'il n'y a que 2 massothérapeutes pour 128 joueurs. Et après son massage, pas de transport organisé. Par surcroît, son sac de tennis s'est retrouvé enfermé dans le club. Il a dénoncé ces conditions de travail difficiles sur sa page Facebook. Les responsables du tournoi en ont pris bonne note, la presse britannique aussi.

«C'est bon si ça a permis d'attirer l'attention là-dessus, dit-il. Je comprends que le tableau principal est plus prestigieux, mais je ne suis pas certain que les responsables comprennent que le tennis est devenu un sport très physique. La récupération est beaucoup plus importante. Aux Internationaux d'Australie et à ceux des États-Unis, il y a de 10 à 15 massothérapeutes pour les joueurs en qualifications. Plein de joueurs sont venus me voir ensuite pour me dire: "Tu as raison, on pense la même chose." C'est le tournoi le plus prestigieux du monde, alors pourquoi ne pas en faire une belle expérience pour tout le monde, même les joueurs en qualifications?»

Moins bien payés qu'un juge de ligne

Contrairement aux Nadal, Djokovic et autres joueurs du top 10, les joueurs qui se promènent entre le 100e et le 200e rang mondial - comme Dancevic depuis un an et demi - ne gagnent pas des millions de dollars. Une fois leurs dépenses soustraites, il ne leur reste souvent que quelques dizaines de milliers de dollars par année - parfois moins qu'un prof de tennis dans un club prestigieux en Floride.

«Je pense que les juges de lignes les mieux payés font plus d'argent que des joueurs classés 150e au monde, car leurs dépenses sont payées et pas les dépenses des joueurs, a illustré Dancevic. C'est ridicule. Il faut que les bourses augmentent. On se bat pour ça, mais nous n'avons pas de syndicat.»

Sa victoire de mardi lui assure toutefois le plus gros chèque de sa carrière: environ 78 000 $ CAN (43 000 livres sterling). Au deuxième tour à Wimbledon, Dancevic affrontera le Kazakh Mikhail Kukushkin, 63e au monde. S'il gagne, il pourrait bien retrouver au troisième tour Rafael Nadal, le même joueur à qui il avait enlevé une manche en quart de finale de la Coupe Rogers, en 2007. À 22 ans, Dancevic était à l'apogée de sa carrière cette année-là, où il a atteint le 65e rang mondial.

Aujourd'hui, Nadal et lui exercent peut-être toujours la même profession, mais ils appartiennent à deux univers différents. «Les meilleurs joueurs ont tous leur équipe autour d'eux, incluant leur masso personnel, dit Dancevic. Ils ne le font pas pour le plaisir, ils savent que c'est important. Je n'ai pas les moyens d'avoir une telle équipe, donc j'essaie d'avoir le plus de soins possible durant les tournois.»