« C’est les deux dernières minutes de ta vie ! », hurlaient Stéphane Harnois et Marc-André Wilson dans le coin de Marie-Ève Dicaire à l’aréna AO de Manchester, le 12 novembre au soir.

La boxeuse québécoise s’apprêtait à disputer le 10e et dernier round de son combat d’unification des titres mondiaux des super-mi-moyens. La foule encourageait bruyamment sa favorite, la Britannique Natasha Jonas, qui avait cassé le nez de sa rivale d’une gauche foudroyante au premier assaut.

Culotte et maillot blancs couverts de sang, Marie-Ève Dicaire a continué de foncer, répondant aux injonctions de son entraîneur et de son préparateur physique, qui est aussi son amoureux.

À ce moment-là, Marie-Ève Dicaire savait qu’il s’agissait de l’ultime cloche de sa carrière professionnelle amorcée en 2015 alors que la boxe féminine était à peine une curiosité au Québec.

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Natasha Jonas et Marie-Ève Dicaire

Même si elle venait de perdre sa ceinture de championne mondiale de l’IBF, la native de Saint-Eustache avait le sentiment d’être allée au bout de son rêve, envers et contre tous, en étant l’une des deux têtes d’affiche d’un gala présenté dans le creuset du noble art en Angleterre. « C’était un peu nous contre le monde », résume-t-elle.

Sa décision de se retirer était arrêtée, mais Dicaire (18-2) s’est surprise à s’imaginer livrer un 21combat. À son retour à Montréal, elle était encore portée par l’adrénaline. Le dernier camp d’entraînement, entourée de son équipe, sa gang, ses « boys », avait été un enchantement.

Je me suis fait prendre à mon propre jeu. J’ai tellement eu de fun, ça a tellement bien été que je suis revenue à la maison et j’ai dit : “Il faut en faire un autre…”

Marie-Ève Dicaire

La « poussière retombée », une remarque de Samuel Décarie-Drolet, son autre entraîneur, a cependant changé sa perspective sur la suite des choses : « Tu sais, Marie, si tu veux faire un autre combat, on va le faire. Mais réalise que c’est beaucoup plus que des gants de cuir qui nous unissent. »

« Au fil du temps, dit-elle, j’ai découvert que ces gars-là resteraient dans ma vie même si je ne boxais plus. Je ne me voyais pas dans un quotidien sans Stéphane, Samuel, Jean-François [Gaudreau, conseiller en nutrition], Marc-André. »

La gauchère est encore favorablement classée – deuxième aspirante chez les super-mi-moyens (154 lb) selon The Ring –, mais que peut-elle retirer d’un affrontement de plus ?

« Ça ne changerait pas le sentiment d’accomplissement que j’ai par rapport à ma propre carrière. Par contre, ça pouvait être le combat de trop qui aurait pu laisser des séquelles à long terme, des blessures qui ne m’auraient pas permis de mordre à pleines dents dans cette nouvelle aventure, cette nouvelle vie. »

L'annonce

À 36 ans, Marie-Ève Dicaire est donc prête à mettre un terme à sa carrière de boxeuse professionnelle.

Elle a officialisé ce qui était un secret de Polichinelle dans le milieu lors d’une conférence de presse dans un restaurant de la Place Ville Marie à Montréal, mercredi après-midi.

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Marie-Ève Dicaire

Elle y a ensuite accueilli quelque 70 membres de sa famille, amis, proches, entraîneurs, collaborateurs et commanditaires pour célébrer l’heureuse nouvelle durant un cinq à sept.

« J’ai 36 ans et beaucoup d’usure parce que ça fait quand même 30 ans que je suis dans les sports de combat, a-t-elle souligné en entrevue avec La Presse, la veille. Mais somme toute, je n’ai aucune blessure majeure qui va m’hypothéquer pour cette belle nouvelle vie-là. Pour moi, c’est une grande fierté. »

Même si ses meilleures années athlétiques ont pu être gâchées par la pandémie, Dicaire n’a absolument « aucun regret » et raccroche ses gants en toute sérénité.

« J’ai l’impression d’être allée au bout de cette aventure-là, l’impression que j’en ai peut-être même fait plus que ce que les gens pensaient quand j’ai commencé à boxer. »

Après une longue carrière en karaté qui l’a menée à cinq titres mondiaux, un passage en kickboxing et un autre en boxe olympique, elle a connu gloire et succès en boxe professionnelle, remportant 18 de ses 20 affrontements et la ceinture mondiale de l’IBF à deux reprises. Au total, elle s’est battue sept fois en combat de championnat du monde, ce qui la situe au sixième rang de l’histoire au Québec.

Le 1er décembre 2018, elle est devenue la première Québécoise championne mondiale grâce à une victoire par décision unanime contre l’Uruguayenne Chris Namús au Centre Vidéotron, à Québec. Sa réussite est un peu passée dans l’ombre de la terrible blessure d’Adonis Stevenson, qu’elle avait entendu s’effondrer derrière un panneau de bois qui séparait leurs vestiaires juste avant qu’elle amorce sa marche vers le ring.

Au même endroit un an plus tard, elle a assuré la finale d’un gala en défaisant l’expérimentée Mexicaine Ogleidis Suárez, réalisant une troisième défense consécutive de sa ceinture de l’IBF.

J’ai toujours boxé pour montrer que les femmes étaient capables, que ça se pouvait, la boxe professionnelle féminine. Aujourd’hui, plusieurs sont prêtes à reprendre le flambeau, à faire briller la boxe professionnelle. Je suis comme en paix avec ça parce que je sais que ça ne va pas mourir avec ma retraite.

Marie-Ève Dicaire

Ouvrir la voie

Elle relève le parcours de Danielle Bouchard, véritable pionnière qui est aujourd’hui entraîneuse de l’ex-championne mondiale Kim Clavel.

« Danielle a boxé en championnat du monde, mais elle n’a jamais été encadrée, vraiment soutenue pour arriver à faire une carrière comme la mienne. Elle n’avait pas de promoteur, était “swing bout” sur des cartes. Elle a ouvert la voie et fait du mieux qu’elle a pu, mais elle ne pouvait compter sur l’appui d’un promoteur. »

Yvon Michel, du Groupe GYM, a joué ce rôle pour Dicaire, lui donnant le statut de finaliste lors d’un gala à Gatineau dès 2017.

« On l’a fait ensuite au Casino de Montréal et au Centre Vidéotron, un amphithéâtre de quinze, vingt mille sièges, note-t-elle. J’ai toujours répondu présente aux défis qu’il me lançait. Les médias et le public ont embarqué. Ils ont fait partie de cette histoire parce qu’on n’aurait jamais pu le faire sans cet appui. Il reste qu’Yvon a été visionnaire et il a eu le guts de me faire confiance. »

« Elle a fait un parcours presque parfait, a souligné Yvon Michel, qui était à ses côtés avec Stéphane Harnois mercredi. Elle a été une pionnière, celle qui ne craint pas de sauter dans le vide sans filet. Elle est pratiquement responsable de l’essor de la boxe féminine au Québec, ce qui nous permet d’être au même niveau par rapport à la boxe internationale. »

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Le promoteur Yvon Michel, l’entraîneur Stéphane Harnois et Marie-Ève Dicaire

Après 17 succès consécutifs, Marie-Ève Dicaire a encaissé une première défaite aux mains de l’Américaine Claressa Shields, que beaucoup considèrent comme la meilleure boxeuse livre pour livre sur la planète. En raison de la pandémie, le duel a mis 16 mois avant de se concrétiser. La Québécoise en a grandement souffert, subissant des blessures pendant ces camps à répétition.

Elle a vécu le même cauchemar en amont de son affrontement contre la Mexicaine Cynthia Lozano, au Centre Bell, en décembre 2021, où elle a récupéré la ceinture de l’IBF laissée vacante par Shields.

Ce qui va lui manquer le plus ? « L’adrénaline, parce qu’il n’y aura jamais rien comme le feeling de marcher vers un ring. »

Sa marche à Manchester, sur la chanson The Power of the Dream de Céline Dion, figure d’ailleurs au sommet de la liste de ses plus beaux souvenirs pugilistiques. Le silence soudain de la foule de près de 10 000 spectateurs, tandis qu’elle entendait les encouragements des siens…

« Je me suis dit : “Je suis allée au bout de cette aventure-là et je vis un rêve” », résume la fille unique de Pierrette, qui était incapable de regarder les combats de son enfant.

Elle continue de s’entraîner presque tous les jours et s’emballe en pensant aux projets qui l’attendent dans le monde des communications. Elle est une conférencière recherchée et coanime l’émission balado Les dangereuses sous le parapluie de La poche bleue, où elle est également chroniqueuse avec Maxim Lapierre et Guillaume Latendresse. « On a beaucoup d’offres sur la table, je n’ai pas encore décidé vers quel média on ira. »

Des enfants ? « Je fais confiance à la vie en ce moment. J’ai une famille à la maison, une belle-fille et un beau-fils. J’ai des enfants dans mon entourage, des neveux et nièces, je ne sens pas que j’ai un manque. Je vais voir où la vie me mènera. Pour le moment, je suis une femme comblée. »

Ça commence bien les deux premières minutes du reste de sa vie.

Un « cadeau » de Jonas

Dicaire tire une grande fierté du fait de s’arrêter au moment où elle possède encore toutes ses facultés physiques et intellectuelles. « J’ai étiré l’élastique, mais j’arrête avant qu’il me pète dans la face », a-t-elle admis. Ses 30 années dans les sports de combat ont laissé des traces : ligament croisé antérieur, ménisque et tendon d’Achille déchirés, hypertroïdie qui la contraint à des tests sanguins mensuels, problèmes de sinus, etc. Un crochet de gauche de Natasha Jonas, le 12 novembre à Manchester, a cependant eu un effet inattendu, celui de redresser l’arête nasale qui déviait vers la droite… « Mon ORL a dit qu’elle a comme replacé mon nez, c’est quand même drôle ! »