Le différend entre Marc Ramsay et Eleider Álvarez n’est que le plus récent cas du genre. Combien de fois a-t-on entendu un entraîneur demander à son boxeur d’accrocher les gants sans que celui-ci obtempère ? Et qu’en est-il de cette impression que cela se produit plus souvent en boxe que dans les autres sports ? Discussions avec des entraîneurs, un ex-boxeur et un docteur en psychologie du sport.

Le chant des sirènes

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La plupart du temps, l’appât du gain est au cœur de l’acharnement de l’athlète, fait remarquer sans surprise Stéphan Larouche.

« Un gars prend sa retraite quand il n’a plus d’offres. Quand il n’y a plus personne qui veut le voir boxer. »

Yvon Michel en a vu passer, des boxeurs. Il est aujourd’hui promoteur, président de GYM, mais a d’abord été entraîneur. De Stéphane Ouellet, entre autres. Donc, quand il entend Marc Ramsay conseiller à Eleider Álvarez de prendre sa retraite, il a des repères, disons…

> (Re)lisez notre entrevue avec Eleider Álvarez

Chaque cas est unique. Ouellet a son histoire, Álvarez a la sienne. Mais quelle qu’elle soit, il est souvent bien difficile de pousser un boxeur vers la maison. Ne serait-ce que parce qu’il peut tout simplement tourner les talons et partir à la recherche d’un autre entraîneur.

« Il va toujours y avoir quelqu’un d’autre », fait valoir Yvon Michel.

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À un moment donné, on a dit à Stéphane [Ouellet] : “Tu n’es pas capable de suivre les directives, tu n’as pas de discipline. Tant que tu ne feras pas ça, on n’est plus intéressés de te coacher.” Donc, il est allé voir ailleurs, il a travaillé avec d’autre monde et il a fait d’autres combats.

Yvon Michel, ancien entraîneur de Stéphane Ouellet

La suite, on le sait, ne s’est pas bien passée pour Ouellet. À Vegas, Omar Sheika l’a terrassé au 2round. Et on ne parle pas de son combat suivant contre Joachim Alcine.

« Moi, en tant qu’entraîneur, à cette époque-là, je n’aurais pas accepté d’aller avec Stéphane Ouellet là-bas [à Vegas] », assure Yvon Michel.

Il l’y a tout de même envoyé en tant que promoteur, cela dit. « On avait un contrat et il faut le faire respecter. J’ai trouvé ce combat-là et il a fait quand même pas mal d’argent. »

On trouve bien, de temps à autre, quelques boxeurs qui sortent du rang. Qui se retirent au sommet sans céder au chant des sirènes. Le promoteur nomme Rocky Marciano et Lennox Lewis. On pourrait ajouter Andre Ward.

« Mais on parle d’exceptions. Même à la retraite, si la personne est sollicitée, c’est très rare qu’elle va résister », affirme Yvon Michel.

L’argent, encore et toujours

Mais pourquoi ? Pourquoi persister au risque de faire le combat de trop, de prendre le coup de trop ?

Il y a plusieurs cas de figure, expliquent les entraîneurs Stéphan Larouche et Russ Anber. Larouche les prend du point de vue du boxeur. Anber, de celui du coach.

La plupart du temps, l’appât du gain est au cœur de l’acharnement de l’athlète, fait remarquer sans surprise Stéphan Larouche. Il évoque le boxeur connu en fin de carrière, mais à la réputation et à la fiche enviables. Celui-ci risque fort d’attirer un promoteur qui voudra l’opposer à un jeune en pleine ascension. « Pour intéresser la télé, entre autres », dit l’entraîneur.

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Ce boxeur, qui va se faire offrir une bourse intéressante, va perdre ce combat. Et, malheureusement, il va se dire : “Je ne peux pas finir sur une défaite.” Au contraire, lorsqu’il gagne ce dernier combat, il y a toujours une offre de plus en plus intéressante. Donc, ça devient difficile pour le boxeur de cracher sur 500 000 $, 750 000 $. J’ai une offre à 1 million, j’arrête ou je l’essaie ? Si jamais je gagnais encore…

Stéphan Larouche, entraîneur

« De l’autre côté, il y a le boxeur qui n’est pas allé à l’école du tout, qui n’a pas fait d’économies, qui a dépensé son argent et qui devrait se trouver un nouvel emploi à 20 ou 25 $ de l’heure, s’il est chanceux. Il n’est pas intéressé à travailler à 20 $ de l’heure, donc il préfère prendre un combat de plus pour quelques dizaines de milliers de dollars. C’est cet engrenage qui fait en sorte que c’est difficile. »

Et, finalement, il y a le grand champion qui a été adulé et qui carbure à cette émotion.

« Là-dedans, il y a des bouts de Lucian Bute, d’Éric Lucas, de Jean Pascal », indique Larouche qui, dès le début de l’entretien, a dit préférer ne pas personnaliser précisément ses exemples.

Ceux de Russ Anber, maintenant, pris de la lorgnette du coach.

Exemple numéro 1, évoqué plus haut : le boxeur ne remonte pas la pente au gymnase, l’entraîneur refuse de le ramener dans le ring et le boxeur décide donc de se tourner vers un autre entraîneur.

Exemple numéro 2 : le coach veut épauler son boxeur en le gardant près de lui, même s’il croit qu’il devrait cesser de se battre. Exactement la situation en ce moment entre Marc Ramsay et Eleider Álvarez.

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L’entraîneur va se dire : “Si je ne suis pas avec lui pour le protéger, pour l’aider, il va tomber dans les griffes de quelqu’un qui se fout de lui, qui va en tirer avantage, donc j’aime mieux être avec mon boxeur et essayer de le protéger contre lui-même.”

Russ Anber, entraîneur

Dernier exemple : « le coach qui continue parce que sinon, il n’aura plus de boxeur significatif, voire de boxeur tout court ».

Selon Anber, il n’y a pas une seule bonne façon de procéder. C’est du cas par cas, selon la situation et les individus.

Le cas de Jean Pascal

Tout ce qui a été raconté jusqu’ici rentre dans des cases, des barèmes. Puis, il y a Jean Pascal. À 38 ans, il fait partie des rares à défier la logique.

« Marc Ramsay avait recommandé à Jean Pascal d’arrêter de boxer, rappelle Yvon Michel. Qu’est-ce que Jean Pascal a fait ? Il a changé de coach. Il est allé voir Stéphan Larouche. Et finalement, il est redevenu champion. »

Changer d'entraîneur en fin de carrière n’est pas inusité. Le faire avec succès l’est beaucoup plus.

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Jean Pascal et Stéphan Larouche

Jean Pascal défie la gravité dernièrement. Ça fait trois fois qu’on va aux États-Unis, qu’ils nous prennent contre un boxeur qui devrait nous battre, et ça fait trois fois qu’on gagne. Ça, ça écœure le système.

Stéphan Larouche, entraîneur

N’empêche, l’entraîneur souhaite que son poulain effectue sa sortie prochainement.

« Tout le monde, dans son entourage, on lui disait qu’après Marcus Browne, c’était assez. Après Badou Jack, on a encore gagné, c’était assez. Là, c’est sûr que le promoteur nous propose un rematch avec Jack. On ne peut pas dire non. Je le comprends. Mais en espérant qu’il va gagner son prochain combat et que ce soit son dernier. Ce que je souhaite de tout cœur, c’est qu’il quitte la boxe sur une victoire. »

Pire que dans les autres sports ?

À tort ou à raison, on a souvent l’impression que ce phénomène de l’athlète qui ne saisit pas qu’il devrait quitter le navire une fois pour toutes se vérifie plus souvent à la boxe que dans les autres sports. À tort, disent les intervenants interviewés. La différence, c’est que le ralentissement du boxeur, pour des raisons évidentes, est tout simplement plus apparent.

« On peut prendre un gars comme Zdeno Chara, avec les Bruins de Boston. Depuis combien de temps il est moins performant qu’avant ? demande l’entraîneur Marc Ramsay. Au hockey, tu peux traîner sur un quatrième trio, sur la troisième paire de défenseurs, tu as juste moins de temps de jeu. À la boxe, tu es au front. Quand tu es moins efficace, tout le monde le voit. Tu es à nu devant les gens. »

« Même si tu voulais continuer à jouer pour le Canadien, s’il ne veut rien savoir de toi, tu ne joues pas ! Tu n’as pas l’option », ajoute Russ Anber, qui agit surtout à titre de cutman et d’entraîneur adjoint depuis quelques années. « En boxe, tu peux continuer jusqu’à ce que plus personne ne te trouve de combat. On ne peut pas comparer avec d’autres sports. »

Tout en restant dans la même veine, Yvon Michel illustre la question d’une autre façon. Et en ajoutant l’élément danger qui, lui, distingue vraiment les sports de combat des autres.

« Pourquoi un joueur de hockey prend sa retraite ? Parce qu’il n’a plus de contrat. Un joueur de tennis ou de golf ? Parce qu’il n’est plus capable d’avoir des invitations dans des tournois. Ce n’est pas propre à la boxe. À la différence qu’on ne dira jamais d’un joueur de hockey qu’il a joué un match de trop. »

Le contre-exemple Antonin Décarie

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Antonin Décarie est aujourd’hui directeur général d’Eye of the Tiger Management.

Toute règle a ses exceptions, dit-on.

Antonin Décarie, aujourd’hui directeur général d’Eye of the Tiger Management (EOTTM), ne s’est pas fait tirer l’oreille bien longtemps lorsque Marc Ramsay – qui l’entraînait depuis ses 14 ans – a évoqué la retraite avec lui. Et il a remisé l’équipement après une victoire.

« Avec Antonin, ç’a été le contraire de ce que je vis en ce moment [avec Eleider Álvarez] », indique Ramsay.

D’abord, une première rencontre pour mettre la table. « Un peu dur à avaler » pour le boxeur, se rappelle l’entraîneur.

« Et, finalement, on a juste fait un autre meeting et c’était terminé, lance Marc Ramsay, de la satisfaction dans la voix, même six ans plus tard. Ce sont des discussions qu’on avait déjà eues dans le passé. Il ne voulait pas être magané. »

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Il m’a dit : “Je t’ai demandé de m’en parler avant que ce soit trop tard, je serais niaiseux de ne pas t’écouter maintenant.” On est vraiment délivré comme entraîneur.

Marc Ramsay, entraîneur

Décarie, lui, se souvient d’une décision qui allait de soi, malgré le pincement au cœur.

« Quand il a commencé à m’en parler, j’étais pas mal d’accord avec lui. Il n’a pas eu besoin de me tordre un bras pour me convaincre, affirme-t-il. C’est toujours un peu dur de prendre la décision, il y a quand même un certain deuil à vivre. Mais ça s’est bien fait. »

Se retirer avec un plan

Pourtant, son dernier combat, le 27 septembre 2014 au Centre Bell, Antonin Décarie (31-2, 10 K.-O.) l’a remporté par K.-O. technique au 5round, signant une quatrième victoire de suite.

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Le dernier combat d’Antonin Décarie a été une victoire par K.-O. technique contre Ivan Pereyra, le 27 septembre 2014, au Centre Bell.

« Le combat avait bien été, mais le camp d’entraînement avait été pénible. Tout ce que j’avais fait toute ma carrière et qui n’était pas des sacrifices – me coucher tôt, faire attention à mon alimentation, etc. –, ça commençait à être de plus en plus difficile », raconte l’ex-pugiliste.

En outre, tout en boxant, il était déjà vice-président chez EOTTM. Et il avait 32 ans. Ses perspectives professionnelles hors du ring, dans l’organisation, lui semblaient plus judicieuses qu’entre les câbles.

Je m’étais battu en championnat du monde et je n’avais pas réussi. Si j’étais honnête avec moi-même, je me disais que si je n’avais pas réussi plus jeune, je ne pensais pas que je serais capable dans deux, trois ans. C’était la décision la plus smart à prendre.

Antonin Décarie

Marc Ramsay corrobore cette version. En regardant les possibilités de combats payants au point où le boxeur en était dans sa carrière, les deux hommes ne trouvaient plus que le jeu en valait encore la chandelle.

« On va se le dire, c’est un sport qui est dangereux, on met notre santé en jeu chaque fois qu’on monte dans le ring. Et c’est un sport qui est aussi ingrat, jusqu’à un certain point. L’argent est dans l’élite, souligne le directeur général d’EOTTM. Donc, à un moment donné, tu dois prendre un risque juste si ça en vaut vraiment la peine. »

« Ils ne sont pas de bons juges pour eux-mêmes »

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Les athlètes, particulièrement en sport de combat où un coup de poing peut tout changer, ont besoin de leur entourage pour faire la transition vers leur après-carrière, souligne Sylvain Guimond, docteur en psychologie du sport.

Entretien avec Sylvain Guimond, docteur en psychologie du sport

Pourquoi les boxeurs, les athlètes, ont tant de difficulté à s’arrêter ?

Le mot exact, c’est « transition ». C’est vrai dans tous les sports, et c’est pour ça qu’on voit des athlètes de renom revenir au jeu, comme Michael Jordan, Mario Lemieux. La transition d’un athlète, la retraite, est soit imposée, soit choisie. Et quand c’est imposé par une blessure, parce que l’athlète n’est plus capable physiquement, qu’il n’a plus de place dans l’équipe, c’est extrêmement difficile à accepter parce que toute leur vie a été basée sur ce seul objectif : devenir un athlète professionnel. Pour les athlètes olympiques, c’est encore pire. Ils sont à un âge où la majorité des gens commencent à peine à décider de quoi leur vie aura l’air. Qu’est-ce que tu vas faire ensuite dans la vie quand tu as déjà gagné une médaille d’or olympique ? Qu’est-ce que tu vas pouvoir faire qui va t’apporter autant que ce que tu as vécu entre 18 et 30 ans ? Ce n’est pas normal, ça, dans la tête d’un être humain. C’est pour ça qu’ils s’accrochent. En se disant que ça ne peut pas finir. Et quand c’est un sport de combat, qu’un seul coup de poing peut changer leur vie, ils ont besoin de leur entourage pour faire cette transition. L’après va bien se faire quand l’athlète est capable d’apporter du bagage de ce qu’il a vécu pour le transposer dans quelque chose d’autre.

PHOTO FOURNIE PAR SYLVAIN GUIMOND

Sylvain Guimond, docteur en psychologie du sport

Par ailleurs, les recherches ont démontré que les athlètes qui ont gagné une médaille d’or ont plus de chances de faire une dépression que ceux qui ont remporté une médaille d’argent ou de bronze. Parce qu’avec une médaille d’argent ou de bronze, tu te demandes si tu y vas pour une autre. Tu ne décides pas immédiatement après. Alors que souvent, les athlètes se disent que le jour où ils seront champions du monde ou gagneront une médaille d’or, ils vont s’arrêter. Et quand ça arrive, ils ne sont pas super préparés à ça parce qu’ils gagnent, et tout de suite après, c’est comme s’il y avait une falaise, un vide énorme. Ils ne sont jamais vraiment prêts.

Va pour l’exemple de quelqu’un qui décide d’arrêter après une médaille d’or. Mais Yvon Michel dit que les athlètes arrêtent, sauf exception, quand ils n’ont plus le choix. Quand plus personne ne veut d’eux.

Il a tellement raison. Tant que quelqu’un croit en l’athlète, l’athlète peut croire en lui-même. C’est là, le danger. C’est vrai pour une carrière, mais ça l’est aussi pour un combat.

Je me souviens de David Lemieux qui gagnait toujours ses combats rapidement en début de carrière, et pour cette raison, il était certain qu’il n’avait pas besoin de s’entraîner si fort pour être endurant. Mais contre Marco Antonio Rubio [sa première défaite en carrière], quand Russ Anber [son entraîneur à l’époque] a lancé la serviette, David était choqué contre lui. Pourtant, il voyait bien que Rubio ne tombait pas et il n’avait plus de jus. Je me souviens qu’on avait fait un debriefing après le combat et je lui disais : « David, Russ a peut-être sauvé ta carrière, voire ta vie. » Mais il était sûr qu’il serait revenu. Ils ne sont pas de bons juges pour eux-mêmes. Ils pensent toujours qu’ils vont sortir un lapin de leur chapeau.

C’est quand même un peu surprenant dans la mesure où le combat de trop, le coup de trop, peut avoir des conséquences fatales, non ?

Oui, mais c’est parce que le jour où le boxeur pense qu’il ne peut plus gagner, il ne monte plus dans le ring. Comme en course automobile. Les pilotes ne voient pas le danger, seulement la récompense au bout.

Est-ce davantage propre à la boxe qu’aux autres sports, cette difficulté à s’arrêter ?

C’est vrai dans tous les sports. Je ne connais pas d’athlète qui a hâte d’arrêter. À moins qu’il soit dans la résilience parce qu’il y a autre chose qui s’en vient et qu’il commence à avoir des visées différentes.

Donc, nécessairement, ceux qui ont quelque chose devant eux sont plus enclins à savoir se retirer ?

Tout se joue là. C’est la seule raison. Mais arrêter quand tu n’as absolument rien… D’où l’importance de se préparer, que ce soit par les études ou autre. Parce que la chute est haute.