Alors que l'économie américaine tourne au ralenti, l'industrie du sport universitaire s'en tire particulièrement bien. Pourquoi? Dans un article retentissant paru dans la revue The Atlantic, qu'il vient de bonifier pour en faire un livre électronique, l'historien américain Taylor Branch offre une réponse: les athlètes au coeur du système sont exploités. La Presse s'est entretenue avec celui qui n'hésite pas à qualifier la NCAA de cartel.

Q. Comment un historien d'abord reconnu pour son oeuvre sur Marthin Luther King en est-il venu à s'intéresser au sport universitaire?

R.Un peu par accident. Je commençais un long projet sur la Révolution américaine, alors j'ai dit au magazine The Atlantic que j'aimerais bien écrire un article plus court pour ne pas tomber dans l'oubli (The Shame of College Sports, octobre 2011, ndlr). Je leur ai proposé de travailler sur la National Collegiate Athletic Association (NCAA), qui est toujours prise dans des scandales. Je suis un vieil amateur de sports, mais je ne connaissais rien à propos de cette organisation et très peu sur le sport universitaire. La recherche a été passionnante, mais plus j'avançais, plus je trouvais qu'il y avait de graves problèmes d'équité dans ce système.

Q. Quel est ce système justement?

R.Les administrateurs du football et du basket-ball universitaires tirent profit d'une conception vaseuse de l'amateurisme, née après la Guerre civile américaine, et qui veut que les athlètes jouent pour l'amour du sport. Les collèges américains entretiennent une industrie du sport qui enrichit tout le monde, sauf les acteurs essentiels du système, les athlètes. Les entraîneurs font des millions en salaire, les écoles construisent des stades aux allures de Taj Mahal, les réseaux de télévision engrangent les profits.

Mais les athlètes sont pris dans un système d'abstinence: en échange d'une bourse d'études, ils renoncent au droit d'avoir un boulot à temps partiel, au droit de recevoir des commandites. Ils n'ont même pas le droit de vendre un de leurs chandails ou un autographe pour arrondir leurs fins de mois. Ils sont emprisonnés dans un système que nous ne tolérerions pas pour quiconque en Amérique et en plus, la NCAA a le culot de dire que c'est pour leur bien.

Le concept d'amateurisme est une chimère. Le sport universitaire aux États-Unis est hautement professionnel. C'est une industrie milliardaire. On pourrait même dire que ce secteur de l'économie est la prochaine grande bulle financière. Tous les pans de l'économie américaine ont souffert de la crise qui dure depuis des années, sauf le sport universitaire. Personne ne se demande pourquoi. La raison est simple: l'industrie prospère en ne payant pas un sou à ses employés les plus qualifiés.

Q. Une illustration de ce système, selon vous, est le rejet par les écoles et la NCAA de toute indemnité pour les joueurs qui se blessent.

R.Ça ne devrait pas nous surprendre. À chaque conflit, la NCAA protège les intérêts des institutions, des entraîneurs, des adultes au détriment des athlètes. L'exemple de Kent Waldrep est révélateur. Ce porteur de ballon de la Texas Catholic University s'est cassé le cou en 1974 dans un match en Alabama. Il est devenu quadriplégique et doit se déplacer en fauteuil roulant depuis. Il a passé 26 ans devant les tribunaux pour obtenir une indemnité d'invalidité. Mais l'Université et le Texas, utilisant un argumentaire de la NCAA, ont fait valoir qu'ils ne pouvaient être tenus responsables de ses blessures, car l'Université ne s'impliquait pas dans l'industrie du football et que Waldrep n'était pas un employé. En gros, ils ont fait valoir qu'il aurait pu aussi bien être un étudiant se cassant le cou en lançant un frisbee sur le campus entre deux cours; l'Université n'était pas responsable.

Q. Les athlètes étudiants devraient-ils pouvoir faire de l'argent?

R.Oui. Le système actuel interdit aux athlètes de travailler, même de lancer une entreprise. Les gars qui ont démarré Facebook étaient au collège, mais si des athlètes avaient fait pareil, on les aurait punis. Il n'y a aucune disposition de la loi qui permette de retirer aux athlètes ce qu'on permet à tous les autres: le droit de gagner sa vie.

Q. Plusieurs estiment que ces athlètes vont devenir des millionnaires de toute façon et qu'ils devraient se satisfaire de leur sort.

R.L'une des raisons pour lesquelles les Américains aiment le sport, c'est qu'on peut applaudir, qu'on peut huer et qu'on n'a pas besoin de réfléchir du tout. La réalité est toutefois différente. Seule une infime fraction de ces athlètes, 1 ou 2%, seront repêchés. Pour 99% d'entre eux, pour ceux qui mettent leur santé en péril et travaillent comme des bêtes, le collège est le seul moment où ils pourraient faire des économies grâce à leurs talents sportifs. Le système les prive actuellement de ce droit.

Q.Mais l'argent ne viendrait-il pas tuer le principe d'amateurisme?

R.Si les universités et la NCAA veulent l'amateurisme, qu'elles commencent par elles-mêmes, qu'elles cessent de toucher de l'argent. En ce moment, elles forcent les jeunes à être amateurs alors qu'elles se mettent de l'argent plein les poches. Il s'agit d'un amateurisme imposé par des gens qui en profitent. Et tout le monde en profite. J'ai parlé à des recteurs qui m'ont dit, carrément, qu'ils bénéficiaient de l'industrie. Leur conseil d'administration avait tellement honte que l'entraîneur de basket-ball touche 3 millions par année alors que le recteur ne faisait que 300 000$, qu'on a gonflé leur salaire à un million. C'est moins gênant ainsi. Même des recteurs sont corrompus par le système du sport universitaire.

Q. N'y a-t-il pas une composante raciale?

R.Il faut faire attention. Le système amateur dans les écoles a été mis en place à une époque où les Noirs n'étaient pas admis dans ces institutions. On ne peut donc pas dire que le principe de l'amateurisme dans les sports universitaires est né de l'exploitation raciale. À l'heure actuelle cependant, cette exploitation raciale est l'un des effets directs du système: les joueurs qui auraient le plus besoin d'argent, qui ne peuvent pas se payer un billet d'autobus pour rentrer dans leur famille à Noël, sont afro-américains. Les Afro-Américains forment aussi la grande majorité des joueurs vedettes, de ceux qui pourraient faire beaucoup d'argent.

Q. Vous laissez entendre que le modèle amateur olympique pourrait être un exemple à suivre pour la NCAA.

R.Oui. L'olympisme s'est souvent considéré comme plus amateur que le sport étudiant. Pendant des décennies, on a regardé de haut les universités qui donnaient des bourses d'études aux athlètes, une manière de faire assimilée au professionnalisme. Mais tout a changé dans les années 1970, quand les comités olympiques américains ont permis aux athlètes de voter lors des assemblées ou de toucher des commandites. L'amateurisme olympique est aujourd'hui professionnel sous plusieurs aspects. Certains disaient que ces changements allaient tuer l'olympisme, mais force est de constater que non.

Q. Vous pensez que les poursuites qui se multiplient contre la NCAA pourraient avoir raison du modèle amateur actuel?

R.Il y a plusieurs poursuites devant les tribunaux, mais la plus significative est le recours anticartel. La poursuite allègue que la NCAA, par la collusion, a formé un cartel des universités et des collèges qui se sont tous entendus pour ne pas payer les athlètes. Dans le passé, les écoles et les entraîneurs ont remporté des cas similaires contre la NCAA. La NCAA encadrait le football à la télé et le salaire des entraîneurs. Dans le célèbre cas Regents, la Cour suprême a conclu en 1984 que la NCAA agissait en cartel et ne pouvait contrôler les revenus de télévision que pouvait toucher chaque université. Il y a des procédures qui tentent maintenant d'appliquer ces principes à ceux qui, dans les faits, font le travail: les athlètes. Si le précédent s'appliquait aux entraîneurs et aux écoles, il devrait aussi s'appliquer aux athlètes.

Q. La NCAA a réagi à votre livre?

R.Ils ont refusé de m'affronter dans un débat télévisé. Ils ont dit déplorer que je ne les aie pas davantage consultés. Mais ils n'ont pas répondu sur le fond, ils n'ont pas défendu l'amateurisme. Je pense qu'ils attendent que l'orage passe. Il y a un nombre impressionnant de personnes qui profitent du statu quo, les entraîneurs, les écoles, les réseaux de télé... Le système ne va pas changer du jour au lendemain.