Alexandre Bilodeau et Mikaël Kingsbury se livrent un duel sans merci pour asseoir leur suprématie au sommet de la discipline des bosses. Le dernier acte d'une rivalité parfois ombrageuse trouvera sa conclusion ce soir au parc extrême de Rosa Khutor.

Le soir de la Saint-Valentin 2010, Alexandre Bilodeau est devenu une célébrité instantanée en remportant l'épreuve des bosses des Jeux de Vancouver. Ce faisant, il devenait le premier champion olympique canadien à réussir l'exploit sur ses terres. Son étreinte émouvante avec son frère Frédéric, atteint de paralysie cérébrale, restera à jamais associée à cet événement historique.

Mikaël Kingsbury était dans l'enceinte ce soir-là. Une heure et demie plus tôt, il a senti le mont Cypress vibrer quand il s'est installé dans le portillon de départ devant un public en délire. À titre d'ouvreur de piste, le jeune homme alors âgé de 17 ans s'est fait plaisir. Il a exécuté deux sauts qu'aucun finaliste n'a ensuite osé tenter. Ça ne comptait pas et il skiait sans pression, mais son score l'aurait placé parmi les 10 premiers, voire mieux.

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Originaire de Deux-Montagnes, Kingsbury avait 4 ans quand il a commencé à skier en famille au Mont-Saint-Sauveur. Un jour, sa mère s'est fait dire par sa voisine de chalet que son fils avait été vu avec ses skis... fixés à l'envers. C'était le début du phénomène des skis à spatule double. Le petit Mikaël n'en avait pas, il s'est arrangé. «Il voulait aller à reculons», raconte Julie Thibodeau, encore amusée. «Il devait avoir 7 ans. Je me suis dit: O.K., il est bien mieux dans un groupe encadré.»

Sur les conseils de Stéphane Rochon, qui figurait parmi les meilleurs au monde avec Jean-Luc Brassard à l'époque, elle a inscrit son fils au club de ski acrobatique de Saint-Sauveur, dans lequel évoluait déjà Alexandre Bilodeau.

Compétiteur né, comme il le montrait sur les terrains de baseball l'été, Kingsbury n'a pas mis de temps à acquérir une passion pour son sport. Les JO de Salt Lake City, en 2002, ont représenté un tournant. Partisan de Brassard, qui achevait sa carrière, il a été marqué par la descente victorieuse du Finlandais Janne Lahtela. À partir de là, il s'est mis à dévorer tout ce qu'il pouvait trouver sur son sport. Si bien qu'aujourd'hui, il est incollable en la matière.

«Je ne pense pas qu'il y ait une personne dans le monde qui connaisse le sport comme moi, avance-t-il. Pas que techniquement, mais qui connaît tout. Je ne sais pas comment l'expliquer, mais j'adore mon sport.»

Ses propres statistiques sont ahurissantes. Champion du circuit de développement Nor-Am en 2010, il a pris d'assaut la Coupe du monde comme nul autre avant. En 47 départs, il compte 35 podiums, dont 19 victoires. Le plus étonnant est peut-être que le succès ne lui est jamais monté à la tête.

«J'ai tellement visualisé ça quand j'étais jeune! explique le bosseur de 21 ans. Je ne me suis jamais vu 6e, 7e ou 8e au monde. Je me suis toujours vu avec le plus petit numéro [de dossard] sur le corps. À partir de 3, c'était correct; 3, 2... le dossard jaune [de meneur]. Jamais avec autre chose!»

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À ses premiers Mondiaux, sur le site olympique des JO de 2002, il a fini troisième en simple et deuxième en duel, chaque fois derrière Bilodeau. La saison suivante, alors que ce dernier prenait une pause pour se ressourcer et poursuivre ses études en comptabilité, Kingsbury a gagné le premier de ses deux globes de cristal remis au meneur du classement général. Il est monté sur le podium à toutes les courses, alignant même six victoires, ce qui égalait un record.

L'an dernier, aux Championnats du monde en Norvège, Kingsbury a gagné l'or en simple, devançant Bilodeau et le privant du coup du seul titre manquant à son palmarès. Ce moment heureux a été assombri par une sortie de Bilodeau, qui a critiqué publiquement l'évaluation des juges. À ce jour, il n'a jamais concédé la victoire à son compatriote. Interrogé à ce sujet le mois dernier, il a préféré ne pas revenir sur cette histoire.

Kingsbury reconnaît que la course a été serrée, qu'il a commis une légère erreur technique, mais il ne voit pas comment la victoire aurait pu lui échapper. «Ça ne m'a pas blessé parce que je savais que je la méritais, celle-là», a-t-il avancé en entrevue avant le début de la saison. «Il pouvait dire ce qu'il voulait.»

Ou presque. Bilodeau, qui a par la suite remporté le duel, avait fait savoir que plusieurs champions et entraîneurs lui avaient dit qu'il méritait l'or en simple. «Il y a peut-être plus de monde qui m'ont dit ça à moi», a répliqué Kingsbury dans la même interview. «Tu devrais voir le nombre de messages que j'ai reçus.»

Les deux bosseurs ne se sont jamais reparlé de l'incident, même s'ils se côtoient quasi quotidiennement durant l'entre-saison, partageant le même préparateur physique. «Alex, ce n'est pas une mauvaise personne, a affirmé Kingsbury. Ce n'est peut-être pas la manière dont il voulait le dire. On s'entend super bien. Il n'y a aucun, aucun problème entre nous.»

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En ski, la rivalité existe bel et bien, Kingsbury la comparant à celle entre «Federer et Nadal». L'un ou l'autre a remporté les 13 dernières épreuves de simple aux Mondiaux ou en Coupe du monde. Cette saison, Kingsbury s'est imposé lors des trois premières courses; Bilodeau sur les trois suivantes, dont la dernière à Val Saint-Côme, ce qui lui a permis de quérir le maillot jaune de leader.

La controverse des Mondiaux a refait surface quand Bilodeau a refusé de s'adresser aux médias après la victoire de Kingsbury à Calgary, au début du mois de janvier. Le champion olympique faisait tout en son pouvoir pour impressionner les juges avec des sauts plus difficiles, même en qualifications, et il ne comprenait pas pourquoi il n'était pas récompensé.

«Je n'ai jamais dit une fois: j'aurais dû gagner. Jamais, jamais, jamais», a martelé Bilodeau la semaine suivante. Voyant la tournure que prenait l'histoire, il dit s'être expliqué avec son collègue Kingsbury.

À 26 ans, Bilodeau aborde les Jeux de Sotchi - sa dernière compétition importante - d'un oeil nouveau. «J'ai changé en tant qu'athlète, je suis à une autre place dans ma vie», fait-il valoir. «Mon approche est différente. J'avoue qu'à Vancouver, je suis arrivé un peu avec le fusil sur la tempe. Je n'avais pas de médaille olympique et j'en voulais une. J'avais la rage.»

Quatre ans plus tard, il n'est pas moins déterminé. En l'emportant ce soir, il deviendrait le premier skieur acrobatique à parvenir à conserver un titre olympique. «Je me suis bien préparé. J'adore toujours autant compétitionner. Je ne m'en vais pas là pour finir deuxième, c'est sûr et certain. Mais si je finis ma journée et que j'ai skié au mieux de mes capacités, je vais être heureux, peu importe le résultat.»

De mémoire, jamais deux athlètes québécois n'ont entrepris la même épreuve olympique si clairement favoris. L'or et l'argent les attendaient. À moins que le crescendo de leur rivalité ne pousse l'un ou l'autre à l'erreur.